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LE CHAOS PHILOSOPHE de Guy KARL
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23 avril 2015

CHAP 24 : DIRE, MEDIRE, MI-DIRE

 

 

 

 

                                     CHAP 24 :  DIRE,  MEDIRE, Mi-DIRE                                            

 

 

 

 

 

TABLE

1 De la Parole originaire

2 Le Mort qui manque

3 Le Philosophe dans la cité

4 Ethique du dire : parrhésia

5 Parrhésia épicurienne

6 Dire et écrire: du style en philosophie

 

 

 

 

 

1 De la Parole Originaire

 

 

 

Trouver le ton juste … Tout est là. Mais cela se peut-il chercher ? Je ne vois ni méthode ni forçage pour y parvenir. Affaire de chance, ou mieux encore, d’inspiration. Cela vient ou ne vient pas. Le travail y est aussi pour beaucoup, mais ne saurait suffire. Il faut s’en remettre au daïmon, se rendre disponible, écouter sa voix, suivre ses injonctions. Toutes affaires cessantes, se faire oreille, capter la musique, la redoubler dans l’exigence du poème.

Il est fort étrange, qu’étant si souvent assailli par les voix intérieures, je sois si peu capable de chanter. Et moins encore de chanter juste.  Trop de réminiscences viennent brouiller le message, trop de culture. Ce n’est que dans le vide de l’âme que peut se déployer un air in-ouï, qui culbute les ritournelles anciennes, qui fasse trou dans la conscience.

Pourtant je circonscris plus exactement, chaque jour, l’essence de ce qui devrait être ma parole propre, avançant patiemment dans les buissons folâtres de mes rêves, de mes souvenirs, de mes divagations, pressentant, mais ne pouvant formuler le mot exact qui dise cette indicible vérité. Je tourne autour, soupesant les approximations, les rejetant une à une, dans une désespérance douloureuse de saisir le vrai.

« Au début était la Faille… ». La faille, j’aime assez ce mot qui évoque une incomblable béance, une vacuité originelle, un défaut de sens, une incomplétude essentielle, une fracture par où passe le grand vent de l’univers, où soufflent les tempêtes, où hurlent les bourrasques, où ça crie, où ça rage, où ça chante. Pour le dire, il faudrait plus que les mots ordinaires, plus qu’un vocabulaire infini, car cela excède tous les mots de toutes les langues. Un écart insondable sépare ce qui est – ou n’est pas – de ce que l’on peut en dire : une Chose sans nom, une Absence irrévocable, un Blanc dans le discours, une parole muette, un dire de l’impossible. Cela défie toute logique, toute interprétation, toute analyse, nous renvoyant au fond obscur où se défait tout langage. « La vérité est dans l’Abîme » - et cet abîme, c’est le défaut du mot, et le défaut du dieu qui ordonnerait le discours autour d’un sens. Mais justement, il manque le sens, il manque de sens, ce chemin de la parole qui, faute de se fonder sur une assise, est condamné à tourner en rond autour de la Faille. Et pourtant cela aussi est un fondement, paradoxalement vide, fond sans fond qui rien n’obture, qui ne fait pas sens, mais qui creuse dans toute parole le feu clair-obscur de l‘absence. Nommer l’absence, c’est encore nommer, c’est encore circonscrire un espace, sauf que cet espace est troué.

Il ne s’agit en aucun cas d’obturer le trou, de plaquer quelque mot magique sur le trou. Il faut laisser le trou comme trou, en prendre soin, le cultiver dans la patience et le respect, dans la pudeur du respect poétique, dans le sentiment sublime du sacré. Laisser béant : patienter le trou, en faire la source d’où prennent naissance le rupt, le ruisseau, la rivière, le fleuve – et la mer enfin, aboutissement et retour.  Car tout reflue vers l’origine, tout retourne à la source, selon le mouvement ultime de l’univers. Chemin qui monte, chemin qui descend, de la source à la mer et de la mer à la source. Seul celui qui prend la mesure de cette loi, qui en fait sa mesure peut accéder à l’esprit poétique.

Le poème est ce voyage de l’origine, qui à partir de la source fait retour aux choses, et dans les choses mêmes, creuse la fissure pour le jaillissement de la source. L’origine est dans tous les instants, dans tous les mouvements, identique à soi dans toutes les courbures du cercle : sphaïros, perfection de l’origine.

Cette circularité merveilleuse dessine le trajet singulier du poème : coïncidence à soi dans chaque moment, aussi bien dans l’éloignement que dans le retour. Temporalité sans comparaison possible avec le Chronos chronophage, toujours éloigné, perdu dans l’indifférencié, égaré dans les plaines de la caducité, tombant de rocher en rocher, dans l’indéterminé.

Concevoir ce cercle comme loi de l’être, intimité poétique, et loi du monde, mieux encore le dire dans un langage sans concession, voilà à quoi je me sens destiné, encore que les mots pour le dire, et la forme adéquate pour le dire, se dérobent encore, et peut–être à jamais. C’est un étrange pari de se tenir ainsi à la frontière du dire, un pied dedans, un pied dehors, boiteux et boitillant, et dans les choses et dans les mots. Quoi qu’il en soit, c’est ici qu’est ma demeure sans murs ni fenêtres, sans fondations et sans toit, demeure sans demeure, ouverte aux vents, demeure cependant, s’il est patent que c’est ici, et nulle part ailleurs, que je peux tenir auberge dans la vaste branloire du monde.

Paradoxe : la poésie ne dit pas les choses, ni quelque chose, mais l’absence, à tout jamais, de cela qui ferait coïncider les mots et les choses. Le discours s’origine de la Faille, et la parole est cet effort de dire, dans l’impossible, la fuite du sens, la suite musicale, la fugue, qui, jaillie de la source, fait contour et détour, et retour, à la source.

 

 

 

2  Le Mot qui manque

 

 

                                 Le jour tourne à vide

                                 Autour de la nuit profonde

                                 Je rêve en aveugle

                                 Il manque le mot exact   

                                 Qui accointe ciel et terre.

 

 

Il manque le mot exact. Sans doute est-il à manquer toujours. Non par pauvreté de langue, mais de structure. Chaque mot renvoie à un autre, qui renvoie à un troisième, dans une ronde interminable, sans atteindre jamais le réel, décidément hors langage. Mais alors, toute notre production langagière n’est-elle pas un gigantesque délire qui s’épuise à vide dans le cercle de la tautologie ? Le langage ne ferait autre chose que dériver sans fin dans une sorte d’hallucination sonore, sans contact aucun avec les choses, ni avec le sujet lui-même, extérieur par nature à toute prise, indicible et innommable ?  Nous sentons bien que cela ne saurait être ainsi, sauf à déclarer que la psychose est le régime ordinaire de l’humanité.

Nous parlons, nous parlons, mais de quoi parlons-nous ? C’est le problème de la référence : comment savons-nous de quoi nous parlons, si ce n’est par convention ? Ceci est un arbre, ceci  une fleur. Il suffit d’un accord communautaire qui fixe le signifiant dans son rapport à la chose, rapport à la fois arbitraire et nécessaire (De Saussure).

Epicure a posé clairement le problème : "Il est nécessaire que, pour chaque son de voix, la notion primitive soit sous le regard et n’ait en rien besoin de démonstration, si toutefois nous devons avoir à quoi rapporter ce qui est objet de recherche ou de doute, c’est à dire d’opinion" (Lettre à Hérodote, 38). La culture humaine repose sur ces évidences premières de la sensibilité et de la perception, qui découpent dans la continuité du réel des objets repérables, la nomination fixant ce rapport pour l‘ensemble du groupe parlant. Les données de la nature se renforcent par la convention sociale et culturelle.

Cette position est fort satisfaisante pour la nomination des choses extérieures. C’est le minimum indispensable à fonder la communication utilitaire et usuelle. Mais elle ne résout pas la question de l’ordre psychique,  comme on voit par l’exemple des psychotiques, dont le langage ne trahit pas les lois de la désignation commune (un chien reste un chien), tout en dérivant vers une interprétation délirante des faits, et de leur propre univers intérieur. Il ne suffit pas de nommer correctement les choses, il faut encore que leur statut ne soit pas faussé, comme c’est le cas dans les interprétations paranoïaques, où le moindre geste et la moindre parole deviennent des signes évidents de malversation ou d’intention hostile.

Cette difficulté est abordée par Lacan dans sa théorie du point de capiton. Il faut que dans l’inconscient du sujet le signifiant soit noué, « capitonné » à un réel, de manière à fonder une juste distribution de l’ordre symbolique. Si le sujet connaît de naissance sa mère, il n’en va pas de même du père, que rien ne désigne comme tel si ce n’est la parole (de la mère) : "voici ton père". On voit d’emblée la portée de ce positionnement, par quoi l’accès à la dimension triangulaire et culturelle est amorcée. Le père ne se soutient que de cela, qui n’est qu’un signifiant, mais qui entame le processus signifiant dans son ensemble. D’où le concept si important de « métaphore paternelle », levier essentiel de la mise en orbite du système symbolique. La difficulté que je vois toutefois, c’est que la parole de la mère précédant celle du père, il en résulte logiquement que l’accès au symbolique relève d’abord de la mère, et de sa position subjective dans l’ordre symbolique inconscient. Métaphore paternelle si l’on veut, mais sur la base d’une métaphore plus ancienne, celle du positionnement de la mère face à son propre père. Ce qui expliquerait les ratages symboliques, et les catastrophes psychiques succédentes,  par les accidents de transmission généalogique et familiale. Voir la tragédie grecque, le destin des Atrides par exemple.

Quoi qu’il en soit, la métaphore paternelle ne fonde rien d’autre que la socialisation du sujet, sa participation possible au jeu culturel. Elle ne résout  pas le problème métaphysique : les choses restent les choses et les mots restent les mots, sans qu’un rapport satisfaisant puisse être découvert. C’est une illusion tenace de l’ancienne philosophie, chez Platon au premier chef, que de croire que le mot exprime l’essence de la chose, son Idée, son Eidos, selon une correspondance nécessaire. Penser serait saisir les essences et les déposer dans le concept, comme savoir de l’être. Je ne saurais partager cet optimisme. Pour moi entre les choses et les mots je ne vois d’autre rapport que culturel, conventionnel, et donc falsifiable. Le point de capiton peut bien fonder la culture, il ne fonde pas la connaissance. Nulle part je ne trouve de fondement, dans aucun principe indiscutable. D’aucuns, comme Aristote, affolés par cette aporie, s’empressent de convoquer un dieu intelligible, premier moteur immobile, Cause des causes, pour colmater la brèche. Soit, mais c’est là un "asile de l’ignorance".

                        "Il manque le mot exact

                        Qui accointe le ciel et la terre".

L’ordre symbolique, ou la chaîne virtuellement infinie des savoirs d’une part, le réel en son épaisseur insondable de l’autre : ciel et terre ne se rencontrent ni de nécessité, ni de nature, ni d’art. Deux ordres disjoints, et si disjoints, si parfaitement disjoints, qu’à bon droit on se posera la question de la légitimité du langage. Pourquoi parler si l’on ne peut dire l’être ? Si être est un mot impossible, sans teneur ni signification ? Si "nous n‘avons aucune communication à l’être" ? - Ma réponse sera la suivante : je ne peux dire l’être, ni le réel, ni quoi que ce soit d’assuré en ce monde, mais je peux dire l’impossibilité, comme faisait Démocrite : "Il n’en sera pas moins évident que connaître comment chaque chose est faite se situe dans l’impasse".

Ce nouveau discours ne vise plus à dire ce qui est, comment cela est, et pourquoi cela est, il ne parlera plus d’être ou de non-être, il désignera ce lieu de l’absence, cette faille inentamable et rémanente qui à jamais sépare le mot de la chose.

               "Le jour tourne à vide

                Autour de la nuit profonde"        

La belle lumière immortelle, joie du corps et l’esprit, tourne dans les sphères sublimes du ciel et nourrit la terre de sa douce chaleur, mais elle ne peut rien contre l’abîme de la profonde nuit, éternelle elle aussi, où se perd notre maigre raison. De la nuit au jour, du jour à la nuit, nous voyageons, éternels errants sur cette terre, vagabonds de l’insondable, poètes médusés, scrutant l’énigme de nos yeux aveugles, heureux et  malheureux, c’est selon, à rêver d’une impossible conciliation.  Etrangement, c’est le défaut du « mot exact » qui nous suscite à risquer autre chose que la simple survie,  et dans ce risque à éprouver les plus hautes joies.

 

 

 

3 Le Philosophe dans la cité

 

 

 

Comment agir concrètement dans la cité quand on se sent vocation à y dire quelque chose ? Comment intervenir, où et pourquoi ? Quel est le projet fondamental, en fonction duquel il faut choisir les buts et les moyens ? On peut certes se retirer dans son jardin, ce que je fais d'abondance, pour y goûter le jour, et y cultiver les Muses, y recueillir son corps et son esprit, y purifier ses sentiments et y élever son âme. C'est le préalable absolu à toute réformation de la sensibilité et de l'entendement, à tout projet d'action dans le monde. Le retrait s'impose, mais il n'est peut-être pas nécessaire qu'il soit définitif. Pour autant il ne faut pas se perdre dans le bavardage, la pusillanimité et la stérilité politiques. C'est ici que je ne suivrai pas intégralement Epicure qui se moquait des moralistes, idéologues et autres bonimenteurs. L'époque me semble réclamer une intervention du philosophe, dans la mesure où nul autre que lui ne peut dire ce qu'il a à dire, et que les conditions extérieures ne sont pas encore complètement perverties par la gangrène du sécuritarisme.

Je ne suivrai pas l'exemple de Diogène le Chien, encore que je l'approuve dans son principe. Mais il y faut une résolution, un héroïsme de caractère que je ne possède en rien. Laissons donc la provocation, le scandale, l'interventionnisme militant à d'autres. D'autant que ce n'est pas forcément la méthode qui convient. Mais je retiens l'idée qu'une vraie philosophie se doit de déranger les certitudes, d'interroger les fondements impensés, de faire éclater les contradictions, déboussoler les dévots et les profiteurs, déboulonner les idéologies souterraines, exhiber les faux-semblants, dénoncer les fausses valeurs qui ravagent notre monde. Pourchasser la culture des passions tristes, des illusions, des mirages et des mensonges.

Toute construction originale suppose une destruction : "philosophie au marteau", martellement premier, combatif et généreux. Déconstruire, pour ouvrir un espace de liberté. Faire entre-voir d'autres chemins possibles. Politique d'Apollon, l'arc qui détruit, la lyre qui musicalement génère la renaissance.

Nul ne saurait être à la hauteur de cette tâche. Je prends immédiatement la mesure de mes insuffisances, et après tout je ne suis ni un prophète ni un gourou. Mais ce n'est pas une raison pour se taire si l'on a quelque chose à dire.

 

 

 

4  Ethique du Dire - Parrhésia

 

 

 

Notre vie se passe en bavardages. Eh quoi ! Que faire d’autre si ce n’est bavarder, bavasser, palabrer, gloser, vaticiner, si l’on met à part le temps consacré aux nécessités de la production sociale, du divertissement, de la vie domestique et du sommeil ? Il reste bien peu de chose, et cela est encore trop, semble-t-il, puisqu’on s’acharne à gaspiller en nullités et futilités le plus précieux de la vie. Je sais peu de personnes pour qui la conversation soit autre chose qu’un passe-temps, qu’un tue-temps. On se plaint de manquer de temps alors que le temps, à y regarder de près, ne manque jamais. C’est nous qui y manquons, en nous manquant à nous-mêmes. Mais ne soyons pas injustes, car après tout la plupart se satisfont de cet état de chose, et, parlant de rien, y puisent cependant une sorte de contentement. Il faut croire que les sujets évoqués, le temps qu’il fait, l’automne qui vient, la fuite des saisons et autres bagatelles ne sont que prétexte à salive : peu importe de quoi, il faut que l’on parle, et cela suffit. Le besoin de société s’y contente à peu de frais, et puis chacun peut à loisir étaler sa science et sa souffrance, et gémir sur la dureté des temps.

On parle, mais on ne dit rien. C’était là, aux siècles classiques, un art consommé, un style de salon et de parlement qui faisait et défaisait la renommée des hommes du monde. Mais nous voici en un siècle barbare où la parole est de peu de poids. On veut du chiffre, et le reste est caduc. La parole y perd ce qu’elle pouvait avoir de charme et de raffinement. Quant à dire la vérité qui donc y songe ?

Les Grecs avaient forgé ce beau terme de « parrhésia » : liberté, franchise de parole. Parler vrai, parler librement le vrai, c’était la condition même de la philosophie, sa lettre de noblesse, sa singularité. Quand tout le monde ment, se dément, à soi et aux autres, en public et en privé, quand l’art de tromper et de séduire devient une condition du gouvernement, il reste du moins quelques originaux pour soutenir un projet de véracité, pour estimer qu’il est possible et nécessaire de s’exercer à la vérité. Le projet est beau, mais il se heurte à des difficultés extraordinaires.

Pour dire la vérité je dois la connaître, et cela ne se peut. Me voici donc en étrange attelage, avec d’un côté le souci de dire ce qui est, et de l’autre la difficulté de le connaître. On pourra ironiser à l’envi, mais n’est-ce pas la situation même de l’homme, déchiré entre le désir et le réel ? Il y faut une sorte de pari : je vais parler sans savoir tout à fait ce qui est, dans l’espoir qu’en parlant les choses se clarifient, accèdent à un autre statut, perdent de leur épaisseur et de leur confusion, et qu’au fil du discours quelque chose de la vérité puisse s’entrevoir, et se dire. Parler c’est se risquer, et ce risque fait la grandeur de l’homme. Qui ne consent à ce risque ne peut en aucune façon avancer vers le vrai.

On dira aussi, et fort légitimement, que l’on ne sait jamais tout à fait à qui l’on parle, que l’autre est un personnage, une ombre, un masque et tout ce que l’on voudra, et qu’en somme on se parle plus à soi qu’à l’autre. Ce n’est pas faux. Mais la parole, ici aussi, exige un pari et un risque, si l’on veut éviter de patauger dans le bavardage. Il faut poser, quelles qu’en soient les difficultés, qu’en parlant je m’adresse bien à un autre, non à une doublure, et qu’en cet autre il existe une dimension de raison, un « sujet symbolique » capable de m’entendre, et de me répondre. Certes si l’autre s’obstine dans la mauvaise foi, refuse toute approche risquée, il sera parfaitement vain de poursuivre. On coupera là, et tant pis. Mais il se trouve que par moments, en des temps et des lieux également incertains, je rencontre une oreille, et je puis me faire oreille, et que de ce frottement d’oreilles quelque lumière puisse jaillir. Cela n’est pas fréquent, mais cela se vérifie, suffisamment pour que je puisse tabler là-dessus. En cas d’échec, la faute n’est pas nécessairement à l’autre. Me demander toujours : ai-je été attentif ? Ai-je su favoriser l’échange ? Me suis-je correctement engagé ? N’ai-je pas projeté, sombré dans l’imaginaire ou la convention ?

Entre lui et moi il faut ce tiers symbolique, garant de vérité, invisible mais présent, à quoi se rapporte le discours, qui distribue, qui trie, qui régule, qui pose la norme et la valeur. Hors de quoi on est dans le bavardage, ou pire, la manipulation, la séduction, l’emprise ou la perversion.

Parler pour dire. Non seulement dire quelque chose, mais dire quelque chose à quelqu’un qui n’est pas soi, sous l’aplomb normativant d’une valeur de vérité, laquelle n’est pas seulement ma vérité, comme si la vérité se pouvait posséder, ni forcément la vérité de l’autre, qui n’est pas mieux placé que moi, mais la vérité comme dévoilement – toujours partiel – toujours inachevé - du réel.

Tout cela n’est pas très original, c’est même banalité et lieu commun. Mais il est frappant de voir que cette banalité de propos n’est presque jamais appliquée dans les faits. A croire que fondamentalement nul ne veut parler, tout en ne cessant de parler. Nous parlons pour ne rien dire, ce qui ne serait pas si grave, si vraiment nous parlions pour dire rien, ou dire le rien. Mais cela est d’une difficulté presque insurmontable.

 

 

5  Parrhésia épicurienne

 

 

 

"Parrhèsia gar egogè …". "Pour ma part je préférerais, usant de la liberté de parole de celui qui étudie la nature (physilogia), dire prophétiquement les choses utiles à tous les hommes, même si personne ne devait me comprendre, plutôt que, en donnant mon assentiment aux opinions reçues, récolter la louange qui tombe en abondance, venant des nombreux". Epicure, Sentence Vaticane, 29, traduction Marcel Conche).

Parrhèsia épicurienne : l’utile est une valeur. Il est utile de faire connaître l’utile. L’utile est fondé sur les lois de nature. Il faut donc faire connaître les lois de nature, même si personne ne veut les entendre. La franchise philosophique, excluant toute concession aux poncifs du temps, ("les opinions reçues"), tout discours idéologique, toute séduction et inféodation, consiste à se maintenir fermement sous l’égide du vrai : il est vrai – fondé en nature - que la jouissance est limitée, même si notre désir nous porte à fantasmer l’illimité ; il est vrai que la chair, et la vie vont à la mort, même si nous aspirons à l’immortalité ; il est vrai que notre savoir est incomplet, même si nous aspirons au savoir absolu ; il est vrai que la nature est sans signification ni finalité, même si nous sommes avides de sens. Mais il est vrai aussi que le principe de plaisir conduit le vivant, et que le plaisir naturel et nécessaire est accessible.

La parole épicurienne, contrairement aux idées reçues, est une parole rude qui découragera les esprits mous, les hédonistes à courte vue. Elle implique la fermeté du propos, la liberté du dire, la résolution éthique. On ne le dit pas assez : il y a ici une rigueur de la pensée, de la parole et de l’action qui ne se rencontre guère dans les ordinaires catéchismes de la félicité, les  coaching du bien jouir, et les salamanecs du "développement personnel ".

 

 

 

 

6  Dire et Ecrire : du Style en philosophie

 

 

 

Le style, c'est l'homme. Le dire spécifique d'un philosophe c'est son style. Style personnel dans la parole, style dans l'écriture. Epicure se reconnaît immédiatement à chaque phrase. Héraclite de même. Le premier est d'une souveraine clarté et concision. Le second, qualifié souvent d'Obscur, et pour de mauvaises raisons, est d'une richesse incomparable. C'est que Héraclite réussit le tour de force d'être autant poète que philosophe. Aussi n'en aurons-nous jamais fini de l'écouter. Nietzsche déclarait avec simplicité :"Héraclite est éternel" (Le Livre du Philosophe). Mais Nietzsche lui-même, et Spinoza, et Lucrèce de même.

Je ne parle pas ici du style comme simple expressivité littéraire, mais comme manifestation de la vérité. Les contenus de telle ou telle doctrine peuvent vieillir, ou se révéler faux. L'intuition philosophique, dans les grands esprits, est indépassable. Personne ne croira plus à la définition épicurienne de l'atome. Mais l'atomisme, comme intuition du Tout, comme attitude philosophique fondamentale est éternellement vraie. Le miracle est que cette intuition se révèle dans un texte lumineux, dense, toujours expressif et intensif. Quant à Lucrèce, qui peut se vanter d'avoir jamais dit comme il le fait le mirage de la passion et la splendeur de Vénus ? C'est que Lucrèce, comme Héraclite, est un immense poète de la langue, qui, sabrant les poncifs, ouvre une brèche sur l'Immense.

Il est très différent d'être un philosophe du dire, comme Socrate, Bouddha, Confucius et Pyrrhon, et un philosophe de l'écriture. Les premiers éclairent, éveillent, suscitent, et laissent un enseignement plus qu'une doctrine. Pour ma part je souffre de ne pas connaître les paroles originelles de Bouddha, comme de Pyrrhon : les innombrables commentaires des successeurs et héritiers supposés ne me contenteront jamais. Je suis heureux de lire les seconds, ceux qui écrivent, dans le texte : j'y assiste, émerveillé, à la naissance éternelle d'une pensée toujours neuve, féconde et salvatrice, dont je ne cesse d'être stimulé, ragaillardi, renouvelé, requalifié. Une phrase d'Héraclite peut se méditer à l'infini. Comme une sentence d'Epicure.

Ecrire est une extraordinaire école de précision, de concision, de clarté. Chaque mot compte dans l'équilibre général de la phrase, dans le processus créatif de pensée. Aucune facilité, aucune approximation ne se peut tolérer. De la phrase philosophique il en va comme du vers en poésie : le moindre écart et c'est la chute.

J'aime beaucoup Montaigne, mais pour d'autres raisons. Il n'est pas toujours précis, et nullement exhaustif. Il procède par "saillies", et ne prétend à rien d'autre qu'à des "fricassées" ou autres poivronnades.  N'empêche, son style est admirable. C'est là un autre type d'homme, et s'il existait une quelconque vie après la mort c'est avec cet homme-là que j'aimerais à m'entretenir. Parfois le philosopher me semble au dessus de mes pauvres moyens. Je me rabats sur un joli bavardage, comme je fais ici, pour me divertir et m'éjouir. A chacun sa mesure.

Il n'est pas sans danger de batifoler dans les hautes sphères. On en perd la commune mesure. Aussi, et je pense à une belle page de Hume, est-il recommandable d'aller tout benoîtement vaticiner de par la ville, le nez au vent, de rêver sans souci aux pieds d'un saule, de faire du vélo ou de la pétanque, de s'aller divertir aux jeux d'Aphrodite et de faire bonne chère en joyeuse compagnie. Le vrai style est ennemi de la raideur. C'est dans la diversité, et la diversion, et le divertissement que l'esprit se régénère, et, parfois, sans effort conçoit les plus hautes intuitions. Aller-retour, vagabondages, batifolages plutôt que recherche. On peut tourner longtemps. Ce qui fait saillie, précisément, c'est la fulgurance du Kairos.

 

 

 

 

 

 

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