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LE CHAOS PHILOSOPHE de Guy KARL
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3 mai 2015

CHAP 20 : DE LA SURFACE ET DU PLAN d' IMMANENCE

 

 

  

                   CHAPITRE VINGT : DE LA SURFACE et du PLAN d'IMMANENCE

 

  

 TABLE

 1 De la Surface Absolue

 2 Du plan d'immanence

 3 De la nature et du ça

 4 Plan d'immanence, plan des différences

 5 Des effets de surface

 6 Il y a

 7 Philosophie de la nature : Goethe

 8 De la légèreté

 9 Du miroitement sensoriel

 10 Tragique et joie

 11 Ecologie planétaire

 12 Tuchè

 

 

 

 

1 De la Surface Absolue

 

 

 

"Surface Absolue" n'est pas exactement un concept, dans la mesure où tout concept est un différentiel, comprenant et exprimant une réalité finie, définissable par distinction d'avec un autre concept, lui-même expressif d'une autre réalité. Par exemple : "temps" par opposition à "espace". Mais les philosophes ont de longtemps créé des notions englobantes qui ne s'opposent à rien, ne délimitent rien, désignant la totalité absolue dont ils s'efforcent de rendre compte par un terme absolu, ce qui, en toute logique, est une absurdité. Il en va ainsi de la "natura naturans" spinozienne, du Tout de Démocrite, ou du Vouloir-vivre de Schopenhauer, termes si généraux qu'ils ne désignent plus rien de saisissable par la pensée. Mais il faut sortir, dans cette affaire, de la simple logique. Si Schopenhauer, par exemple, invente le Vouloir-Vivre ce n'est pas pour dupliquer une réalité pré-existante, mais pour qualifier le Tout dans sa dimension dynamique, aveugle et répétitive. De la sorte Schopenhauer révèle de manière inédite ce qu'il pense être la véritable nature de la nature : effort de conservation indéfinie, "eadem sed aliter". C'est là un coup de génie, vision grandiose, intuition bouleversante. Le logicien a beau s'offusquer : ce n'est pas un concept, ce terme n'a aucune validité logique, il n'en reste pas moins que c'est une révélation qui change notre perception du monde. On se demandera d'ailleurs si le concept, en dehors de sa légitimité définissante, présente le moindre intérêt pour la recherche. Il fixe le su, mais n'ouvre à rien de neuf.

La Surface Absolue est une notion faite pour désigner le Tout dans sa dimension immanente, étalée, homéostatique. Elle vise à ruiner toute conception transcendante, toute référence divine, créationniste et finaliste. Immanentisme absolu : tout est là, sans arrière-monde, sans profondeur particulière, sans mystère, sans cachette, sans Sur-nature ou Sous-nature, sans Providence ni mauvais génie, indifférent, in-signifiant, Ab-sens radical. Cela ne veut pas dire que nous connaissions toute chose, ce qui est impossible, mais que ce que nous connaissons et ne connaissons pas sont de même nature. L'inconnu n' a aucune préséance sur le connu. Le mystère ne régit pas souterrainement l'ordre (le désordre?) du monde, l'invisible n'a aucune préséance sur le visible, en dépit de son prestige auprès des dévots et des imbéciles. Dire cela c'est simplement dégonfler notre imaginaire, friand de merveilles, de monstres et de divinités tutélaires. Un exemple de cette démarche roborative se trouve dans la "Lettre à Pytoclès" d'Epicure, où celui-ci explique qu'il n'est pas indispensable d'avoir une explication unique et définitive de l'orage ou des marées, pourvu qu'on accepte la théorie générale des atomes et du vide, seule apte à rendre compte des phénomènes naturels, qui tous, sans exception, expriment la loi universelle de la composition et du mouvement des corps. La pluralité des hypothèses est une liberté pour l'esprit, capable dès lors de s'affranchir de la mythologie et des terreurs du sacré. A la suite de Démocrite, Epicure constitue une philosophie, la première sans doute, de la Surface Absolue.

Le vrai problème n'est pas de savoir s'il existe des dieux, ou non, car si les dieux meurent il se trouvera toujours quelque nouvelle idole, sacrée ou profane, pour exploiter la misère et domestiquer le bétail humain. Le vrai problème est : la nature est-elle une dans sa nature, relevant d'un même régime universel et universellement valable, ou bien est-elle coupée en deux, entre nature et sur-nature, corps et esprit, haut et bas, profondeur et surface, bien et mal, divin et diabolique, créateur et créature, causalité et finalité. On voit l'enjeu, on voit la persistance des enjeux, leur irréductible urgence, à toute époque. Et que ce combat est toujours à refaire, contre l'obscurantisme, la réaction, la servitude des corps et des esprits. Enjeu théorique, mais pratique plus encore, et politique, s'il est bien entendu que les idées sont aussi du corps, des machines de guerre ou des jouets d'enfant, selon le cas. Quoi de plus efficace, pour un pouvoir théocratique, que de maintenir les fictions du religieux, qui justifieront tous les abus, éternisant et légitimant la dictature au nom des dieux! Et quoi de plus subversif que le démantèlement des croyances!

La Surface Absolue accomplit le voeu le plus tenace de la philosophie, la libération des esprits. Assumer l'origine purement humaine, conventionnelle de toutes les idées, c'est les mettre à la portée de l'examen, les rendre souples et amendables, révocables, vérifiables et falsifiables, comme il se fait dans l'expérimentation scientifique. Que cette proposition si simple puisse soulever des tempêtes est un bon indicateur de notre vraie situation mentale. Et une formidable incitation à continuer!

 

 

 

2 Du Plan d'Immanence

 

 

 

« L’apparence l’emporte sur tout » écrit Timon, qui passe pour un fidèle défenseur de la sagesse pyrrhonienne. Cela signifie qu’il n’existe que des apparences, ou mieux des apparaître-disparaître, lesquels ne renvoient à nulle essence fixe et permanente, à nul Etre. Il s’agit de ruiner à tout jamais l’opposition classique de l’apparence et de l’essence, de l’être et de l’apparaître . Marcel Conche établit dans son livre « Pyrrhon et l’apparence » qu’il faut entendre ceci : ni "apparence de" (l’être) ni « apparence pour" (un sujet), mais apparence absolue, détachée de toute référence à l’être et au sujet. C’est dire que toutes les catégories de la métaphysique volent en éclats : l’être, le sujet, l’objet, leur rapport, et conséquemment la connaissance, l’erreur et la vérité. Quelle sublime dévastation, non seulement de toute théorie positive ou négative, mais de toute possibilité de théorie ! Que l’objet disparaisse comme support d’un savoir, et voilà que le sujet subit nécessairement le même sort, s’il n’est d’objet que pour un sujet, et de sujet que face à un objet. C’est le rapport, jugé nécessaire entre les deux, qui se voit à jamais disqualifié. Pyrrhon ne parle jamais d’objets, encore moins d’ "étants » (onta, ou eonta), mais de "pragmata", terme volontairement évasif, renvoyant aux choses humaines (les affaires, les actions) aussi bien qu’aux choses de la nature (comme en latin on dira : res, natura rerum). Il n’ y a que des choses, et dès lors l’homme est chose aussi bien, ne jouissant d’aucun attribut spécial dans l’ in-différence universelle (a–diaphoria). Dans cette égalisation sans reste (métaphysique), dans cette réduction généralisée, rien ne fait plus relief, rien ne se peut connaître, apprécier particulièrement, si toute chose est isonome à une autre, mais aussi bien, toute chose, et n’importe laquelle, peut se voir choisie, selon les circonstances, selon la disposition, dans la fulgurance du Kaïros (Anaxarque).

Le terme d’apparence, dans une telle perspective, se révèle inadéquat. C’est un mot français, et en français il fait couple avec être. Si je dis "to phainomenon" : ce qui se donne à la lumière (Phaos), les embarras disparaissent. Tout ce qui existe se donne à la lumière, fût-ce l’obscur, l’invisible, si la lumière, soudain, le fait "apparaître", le révèle, le présente comme présent, dans la fulgurance de l’instant : kaïros. La lumière se révèle elle-même en révélant les choses, et le regardant et le regardé, regard "réfléchi", commune présence, unique présence.

Il est bon, comme le fait remarquer François Julien, de préférer immanence à apparence (« Un sage est sans idée »). Je ne suis pas sûr que sa critique de Pyrrhon soit intégralement pertinente. Il me semble qu’il néglige le versant résolument "oriental" de Pyrrhon, sa sortie hors de l’hellénisme et des catégories aristotéliciennes (principe d’identité, tiers exclu, causalité, puissance et acte, sujet-objet etc). La perspective pyrrhonienne devient absolument claire si, en effet, on préfère le terme d’immanence, et qu’on considère le phainein (l’apparaître), le phainomenon (l’apparaissant) comme des jeux de lumière et d’ombre sur la surface universelle, le plan d’immanence indifférencié, où toutes choses sont "également in-différentes, im-mesurables, in-décidables".

Parvenus jusqu’ici, nous voilà en mesure de penser le plan d’immanence, ce qui est en soi peu de chose, s’il s’agit avant tout de le sentir, le percevoir et le vivre. Mais il n’est pas vain de procéder à une clarification préalable – en quoi nous sommes encore philosophes – sous réserve de changer radicalement de  "style" : Pyrrhon remarquait qu’ "il n’est pas facile de dépouiller l’homme". Ancrés par nécessité dans une culture qui évalue, catalogue, préfère et rejette, comment revenir à une sensation native et naturelle de présence indifférenciée, omni-englobante, à une physis sans cause ni finalité, qui nous porte, nourrit et détruit dans l’in-différence universelle ?

Quelques expressions de la langue commune témoignent au demeurant de cette possibilité oubliée : "il y a, ça va, ça passe, c’est ça et c’est pas ça, ça dure, c'est plus fort que moi". Cette idée - mais est-ce bien une idée – d’un ça antérieur à toute détermination, évasif, allusif, référant sans référer explicitement à quoi que ce soit, et à n’importe quoi, qui n’est pourtant pas tout à fait n’importe quoi, sans être pour autant ceci ou cela, à la fois ceci et pas ceci, pas plus ceci que cela ("ou mallon") – à y regarder de plus près il y a dans le langage quelques ressources pour approcher cet ancien savoir oublié, inviter à voir-ça plutôt que de savoir, expérimenter naïvement une autre manière de sentir, de percevoir, d’imaginer - et de vivre.

 

 

 

 3 De la Nature et du ça

 

 

Retour sur la question du « ça ». Le problème est quelque peu obscurci par la prégnance, dans la langue, des conceptions psychologiques. On sait que Freud, dans la seconde topique, utilise ce terme de ça pour désigner l’obscur fondement pulsionnel, congénital et inamovible, dont les exigences ne varient guère tout au long de la vie, déterminant l’essentiel du caractère individuel. La vie humaine se résume en quelque sorte au conflit entre les pulsions – le ça - et les contraintes sociales du surmoi. Tout cela est bien connu. Mais ce qui l’est moins c’est que Freud s’est emparé de ce terme de ça qui était la trouvaille personnelle de Groddeck, en le déplaçant et le relativisant. Chez Groddeck le ça représente plus qu’une strate de la vie psychique, c’est la totalité indivise du soma et de la psyché, l’énergie vitale, ou en termes spinozistes, la substance universelle. Par son caractère absolu et omni-englobant le ça est inaccessible à la science positive, qui devra se contenter d’approximations tirées de l’expérience : observation des conduites, analyse des symptômes, étude des rêves, action thérapeutique des symboles, des créations imaginatives, de l’art et de la poésie. "Nous sommes vécus par le ça" plus que nous ne le vivons, et surtout bien autrement que nous comprenons, si toutefois nous parvenons à en comprendre quelque chose. Le ça c’est la physis, la nature elle-même dans sa prodigalité infinie, sa logique inconnaissable, natura naturans : création et destruction, dans l’univers, dans les formes organiques, dans l’homme lui-même, élément parmi d’autres dans l’immensité du tout. Groddeck dépasse infiniment le cadre de la psychologie, et de la psychanalyse, immergeant l’homme dans la totalité, dans le fleuve de la vie universelle. D’où une thérapeutique de la globalité, esprit et corps, ou corps-esprit, sans privilégier l’esprit, et encore moins le conscient, alors que l’inconscient lui-même n’est plus exclusivement psychique, mais organique tout aussi bien, et plus fondamentalement encore.

D’une certaine manière Groddeck est un métaphysicien, en tant qu’il s’enquiert du Tout, mais en refusant expressément les oppositions classiques de la métaphysique : être et apparaître, vérité et erreur, sensible et intelligible etc. En quoi il nous invite à un voyage vers "le continent noir", je veux dire le fonds indifférencié d’où jaillissent, poussées par les instincts et les pulsions, les formes de la vie, saines ou morbides, en perpétuel mouvement et déplacement. Après Goethe, dans son sillage, il nous propose de nous confier au Dieu-Nature, d’y découvrir la source de toute créativité, d’y puiser l’énergie et le vouloir, bien différents des affabulations fallacieuses du moi, ce pantin narcissique épris de gloire et de montre. Lui aussi dira, à sa manière, qu’il faut dépouiller l’homme, ou plutôt, la personne, ce personnage conventionnel et controuvé, cette marionnette du social, ce masque, comme le signifie d’ailleurs l’étymologie. S’il est possible de parler de vérité ce ne peut être que dans le rapport de l’individu (le non séparé : in-dividuum ou a-tomos) à la non-différence du Tout, congruence et dialogue.

La "somatopsychique" de Groddeck nous invite à penser l’opposition du sain et du morbide. Le sain ne se construit que dans le rapport harmonique de l’individu au tout, le morbide est l’expression d'un ratage. On dira que ce ratage est inévitable, vue la nécessité de la socialisation. En effet, mais c’est du plus ou du moins. Et la maladie elle-même est encore une création, un mode de protestation vitale, un sursaut, et une tentative de guérison. On accompagnera la maladie, ou plutôt le sujet souffrant, si possible vers des solutions moins onéreuses, comme le rêve, le symbole, la création personnelle, de manière à renouer le rapport vivant, vital et naturel. Fondamentalement l’homme sain est un fils de la nature.

J’ai la conscience très vive de cette déchirure interne que tout homme porte en soi, et qui est la rançon de la culture. Qu’il faille vivre en société, je ne le nie en aucun cas. Mais qu’il ne faille vivre que là, dans le monde social et humain, je le refuse obstinément. De même que je refuse une thérapie qui ne viserait qu’à l’adaptation en sacrifiant la singularité. Par tous les moyens il faut renouer le contact avec le continent intérieur, le flux généreux de la vie universelle, source de toute vitalité et de toute santé.

 

 

 

4 Plan d'immanence, plan des différences

 

 

 

Notre existence se déroule sur deux plans nettement opposés. Toute la question est d’établir un rapport entre eux, qui ne soit pas invivable, conflictuel et névrotique. La santé sera le signe de l’harmonie entre les deux.

Le premier plan, le plus évident, le plus universel, c’est celui de la culture, entendue au sens le plus large : société humaine plus ou moins organisée, institutions diverses, législation, production, travail, droit et morale, politique, traditions, art, religion, représentations collectives. C’est le domaine de l’hétéronomie, où le sujet doit s’inscrire et se maintenir, en souscrivant bon an mal an aux principes en vigueur. La liberté y est toujours conditionnelle, l’expression limitée. C’est le plan des différences : entre les cultures, entre expressions et disciplines culturelles, entre individus, entre conceptions et visions du monde.

Tout mon effort récent a consisté à dégager la spécificité du second plan : le plan d’immanence, le ça indifférencié, fond indivis de la nature universelle, dont nous avons l’intuition, mais qui le plus souvent est méconnu, ignoré ou refoulé. Les expressions philosophiques en sont elles aussi variées, voire contradictoires mais elles font signe, chacune à sa manière, vers un réel qui nous déborde de toutes parts.

D’une part nous sommes un sujet, sujet de la loi, sujet de la connaissance, sujet de l’action morale et politique. D’autre part nous sommes un individu, élément périssable et mortel de la nature indestructible, comme une goutte dans le vaste océan de la vie et de la matière-énergie. Lorsque l’on prend conscience de cette dimension d’universalité les ancrages socio-politiques perdent de leur exclusivité, de leur prégnance, sans que pour autant nous puissions nous sentir dégagés de notre appartenance indépassable au social. Nous continuons de toute manière à être acteurs dans la vie civile, membres de la société civile et politique.

Je ne vois guère que les Kuniques à avoir édifié une opposition radicale entre les deux plans. Diogène le Chien refuse la société et ses normes au nom d’une morale exclusivement naturelle. Les autres écoles cherchent à concilier les deux plans, en particulier l’épicurisme, qui, s’il privilégie le plan de la nature (" vivre selon la nature") pour y trouver la vraie félicité, ne rompt pas pour autant avec le social, mais ne s’en accommode pas davantage, puisqu’il prétend construire une contre-société sous la forme d’un Jardin des Amis, ouvert, en principe, à tous les candidats potentiels. Les Bouddhistes font de même, et bien d’autres encore, tous désireux de créer une autre société, symbolique ou réelle, attestant d’une possibilité, et d’une volonté de vivre autrement.

C’est là une ancienne, profonde aspiration qui mérite le respect. Toute la question est de concilier ce désir d’authenticité avec les nécessités sociales, économiques et politiques. La religion, qui s’offrait jadis comme solution, me paraît totalement discréditée. La philosophie est elle-même déchirée entre deux tendances, l’une socio-politique, l’autre "métaphysique". Comment relier sans nier la différence ?

Le problème peut trouver une solution si l’on conçoit clairement la nature de l’éthique. L’éthique n’est pas la morale car la morale est la conformité aux mœurs, l’obligation faite à chacun de régler sa conduite sur les normes en vigueur. La morale est essentiellement sociale, et réductible, pour l’essentiel, au droit positif. L’éthique, au contraire, est le prolongement, dans la conduite, des options fondamentales. "L’ethos, pour l’homme, c’est le daïmon" (Héraclite). Le plan d’immanence inspire la pensée, fonde l’intuition et se réalise dans la pratique : contemplation, méditation, création. C’est le domaine de la liberté. "Sponte sua" comme dit Lucrèce, ou comme les Chinois : spontanéité, expression naturelle du Tao, processivité des processus en nous et à travers nous. Ethique du sage, éthique de l’artiste. Mais qui, d’entre les hommes, n’est pas destiné à développer en soi les facultés natives, à rêver, à créer, chacun selon son mode propre ?

Bien sûr cela ne résout pas le difficile problème de l’hétéronomie, de la socialisation et de la moralisation. Mais au moins pouvons dégager un espace personnel de liberté et nous y ébattre, et à l’occasion, dans d’heureuses méditations, chevaucher le vent, à moins que ce soit le vent qui nous chevauche!

 

 

 

5 Des Effets de Surface

 

 

Qu'est-ce qu'un arc-en-ciel? Nous sentons d'emblée que cette question d'allure socratique - donner l'essence d'une chose, définir le concept - est dans le cas présent nulle et non avenue. Je peux à la rigueur dire ce qu'est un chien, mais un arc-en-ciel! Quoi de plus énigmatique, de plus insaisissable. Est-ce de l'air, de la lumière, de l'eau? Mais voici que déjà il change, et voici qu'il disparaît! Etre ou paraître, réalité ou illusion, vérité ou mensonge? Platon se tirera d'affaire en noyant ces fâcheux simulacres dans les profondeurs du devenir, quelque part entre le rêve et le délire.

Pour l'atomiste la question se pose en d'autres termes : toute chose dans la nature est faite d'atomes et de vide. Donc l'arc-en-ciel est un corps, ou plutôt une somme de particules ou d'ondes corpusculaires, un agrégat éphémère et changeant, une relation de relations ondulatoires et vibratoires, dont nous ne saisissons évidemment pas la texture. Mais plus important : ce n'est pas l'objet "arc-en-ciel" que nous voyons, mais les simulacres, les répliques sensibles, les "eidola" qui se détachent de l'objet, qui voyagent à une vitesse inconcevable à travers l'air, et frappent notre rétine, y dessinant une image, supposée conforme à l'objet : la phantasia.

Cette distinction entre l'objet-source et le simulacre est essentielle. Nous posons en principe que les objets sont matériels, relevant d'une approche exclusivement physique (Démocrite). Mais quant à en donner une exacte figuration, cela nous est impossible (Démocrite : nous ne savons pas ce qu'est en réalité une chose). Mais cette connaissance exacte, à supposer qu'elle soit possible, est au fond de peu d'importance. Il nous suffit de poser qu'elle est corpusculaire ou ondulatoire. La structure, la formation des corps nous est à la fois connue dans son principe et inconnue comme telle. Nous savons qu'il existe une causalité des corps, actions et réactions des corps les uns par rapport aux autres selon des combinaisons innombrables : l'arc-en-ciel en est un bon exemple. 

 Laissant de côté l'épineuse question de la nature de l'arc-en-ciel, et donc la recherche infinie des relations causales, observons le "phénomène", son apparaître et son disparaître : jeu de lumière, couleurs, forme semi-circulaire, vibration, reflets, etc. Ces diverses composantes sont entre elles dans un certain rapport, mais instable, fluctuant. Tantôt une certaine couleur prédomine, puis une autre, une autre encore, jeu d'impermanence, jeu d'ombre et de lumière. Effets de surface : ce ne sont pas des "choses", ni des "objets", ce sont des constellations de mouvements - les simulacres en mouvement qui se modifient sans cesse, quasi-causes les uns par rapport aux autres - effets de surface pour le regard qui en reçoit la marque mobile, l'empreinte sensitive : phantasmata. Les simulacres sont entre eux dans une relation de quasi-causes, les phantasmata sont des effets de surface en perpétuelle relation, effets et contre-effets : flux ininterrompu qui dessine l'apparence mobile ou immobile de ce que nous pensons être les "choses". La perception est une "phantasmagorie".

Ces effets de surface sont notre joie et notre dépendance. Voyez Sappho : "II me paraît (phainetai) égal aux dieux celui qui est assis en face de toi..." Et puis le sourire, le teint, la rose des lèvres, les joues illuminées de désir, tout le visage empourpré de passion, et puis le miroir - qu'est-ce donc qu'un miroir où le regard énamouré s'éprouve captif de lui-même, quasi-cause, effet d'effets, et tous les miroitements, "le sourire innombrable des eaux", la fausse profondeur des yeux, et tous les mirages, et les rêves d'amour, et le jeu subtil et tendre de la volupté... Tout est apparence, parence, semblance, théâtre d'ombre et de lumière, illusion, phantasmagorie. Et qu'est ce qui fait surgir le désir, si ce n'est encore un reflet, reflet de reflets, le bras blanc d'Anna Karénine dans Tostoï, la belle chevelure sur un sein frémissant, la courbe d'une hanche, la belle nudité entrevue, toujours un petit quelque chose, un rien qui n'est pas rien... Mais il faut, pour que "ça prenne", une discrète différence, reflet déplacé, décalage inattendu, que le reflet reflète le petit écart qui fera le reste. Les effets se prennent entre eux dans une nouvelle concaténation, initient une nouvelle série, tissent de nouvelles toiles de couleurs, de nouvelles irisations, arc-en-ciel de l'imagination virevoltante, "vulgivaga Venus".

Il est vain de se perdre dans la recherche des causes ultimes, actions-passions des corps dans les profondeurs. On n'y trouvera que l'abîme d'une causalité sans cause. Il vaut mieux s'en remettre poétiquement aux effets de surface, lumière qui danse à la périphérie, simulacres dansant dans la lumière, reflets, couleurs, contours évanescents, songes de songes, illusions, formes entrevues et sitôt échappées. Le désir tient à ce peu de chose qui s'échappe de nos mains, qui n'est pas rien sans être quelque chose. Tout cela les poètes le savent de toujours :

    "Ces nymphes je les veux perpétuer. Si clair

    Leur incarnat léger qu'il voltige dans l'air

    Assoupi des sommeils touffus. Aimai-je un rêve?

    Mon doute, amas de nuit ancienne, s'achève

    En maint rameau subtil, qui demeuré les vrais

    Bois mêmes, prouve, hélas, que bien seul je m'offrais

    Pour triomphe la faute idéale de roses".

(Mallarmé : l'après midi d'un faune, début)

 

 

 6 « Il y a »

 

J’ai une faculté d’oubli extraordinaire, et, sans me vanter, le lendemain je ne sais plus ce que j’ai écrit la veille. A chaque matin je me retrouve frais et dispos, lavé de tout souci, dans le merveilleux matin du monde. J’ai remarqué depuis peu combien la temporalité peut être étouffante. J’aime les saillies d’un esprit sans mémoire, sans savoir, sans projection, capable d’ une quasi coïncidence à l’instant surgissant, miraculeux comme le cerf jaillissant des broussailles !

L’étonnement, dans sa dimension radicale, nous délivre d’un coup de la pesanteur de l’étant. Il révèle subrepticement le néant de l’étant dans sa globalité. Il nous jette face à un rien (d’étant), et pourtant il ne nous dissout pas dans l’inexistence. Quand tout l’étant se néantise il reste ce fameux « il y a », évidence incontournable et irrévocable. Je ne dis pas, comme Descartes, je suis, j’existe, parce que rien ne permet, pour l'heure, d’établir l’existence d’un sujet d’énonciation. L’étonnement ne révèle pas un sujet, mais la présence d’un présent qui outrepasse toutes limites, qui pulvérise toutes mes représentations, et me conduit nécessairement à accueillir cela qui est là, qui me porte, qui porte toutes choses dans le matin du monde : il y a.

Cet "il y a" est sans contenu assignable. Je le sens, je le sais (dans la mesure où il faut bien un sujet grammatical dans nos langues indo-européennes, en chinois je dirais peut-être autrement, verbe sans sujet), cela, cet énigmatique « il y a », est de quelque manière, et ne cesse de se pro-duire à l’infini. A tout instant, je puis le revérifier : il y a , et ce il y a ne manque jamais, revient indéfiniment pour la conscience qui l’accueille. Qu’il faille en revenir perpétuellement à cette expérience fondatrice, c’est pour moi la seule exigence philosophique, le fondement de toute pensée : alètheia, l’épreuve de vérité.

Par contre je ne puis admettre que de cette évidence première on s’autorise à la qualifier d’être, et nommément d’Etre en majuscule. Voilà qui est trop dire, lorsque l’on connaît la longue tradition métaphysique de l’Occident qui oppose être et paraître, être et non-être, et qui dans l’Etre, inévitablement, pense la transcendance, l’éternité, et pour finir, inévitablement, Dieu. Tout ajout au il y a réintroduit par la bande ce qu’on prétendait éliminer ou dépasser. Dire : il y a, ne rien ajouter, s’obliger au silence.

Pire encore : parler comme fait Heidegger d’une parole de l’Etre qui se recueillerait dans la pensée, voilà qui, chez moi, ne passe pas. Il écrit (Lettre sur l’Humanisme) : « Dans la pensée l’Etre vient au langage. Le langage est la maison de l’Etre. Dans son abri habite l’homme ». Je ne vois pas comment le langage pourrait appréhender l’énigme de l’Etre, la révéler dans un dire, fût-il poétique. Je ne vois pas en quoi Héraclite, ou Hölderlin, - que je vénère entre tous – auraient ce privilège exorbitant de dire, comme des prophètes ou des mystes, ce qu’il en est de l’Etre, de déposer dans la langue un savoir à tous refusé. Dès lors que, par un tout de passe-passe, on passe du il y a à l’Etre, on réinjecte un discours religieux dans la pureté de l’expérience, et l’on va chercher des prêtres pour le présenter et le garantir. Et nous revoilà dans l’idéologie.

 A l’inverse : tout discours reste prisonnier de ses fondements, échoue à dire quoi que ce soit sur ce qui excède la parole. L’expérience du il y a débouche sur le silence, le requiert comme dignité et comme éthique. Le il y a est aphasique. Toute pensée sérieuse conduit au silence et s’y abolit.

Pire encore : voilà que l’auteur nous parle d’une histoire de l’Etre qui déterminerait la manière dont l’homme se construit la représentation historique de l’étant, comme si une force à la fois mystérieuse et occulte présidait souterrainement au devenir humain dans l’histoire du monde. Mais de quoi parlons-nous ? Et qui pourrait, par la grâce d’une Pythie, lire de la sorte les "projets" obscurs d’une divinité inconnaissable ? Nous revoilà dans le catéchisme : « Les voies de la Providence sont impénétrables ». Soit, alors détournons-nous à tout jamais de cette Moira inconnaissable, dont les décrets ne nous concernent en rien.

Autant j’apprécie la rigueur avec laquelle Heidegger ouvre le regard sur le il y a, autant je suis rebuté par ces bouffonneries crypto-religieuses sur la parole de l’Etre déterminant l’histoire de l’homme dans l’étant.

Il ne faut pas diviniser le langage humain, y voir je ne sais quelle puissance ineffable de révélation. Le dire poétique, admirable en son genre, je ne vois qu’il nous permette de véhiculer quoi que ce soit sur l’être. Il faudrait bannir ce terme, tout du moins en restreindre l’usage. Nulle part il n’y a de l’être, mais des passages, des flux, des processus, des apparaître-disparaître, comme des éclairs dans le ciel, des nuages et des vents. C’est là que Pyrrhon, que Bouddha me semblent d’une clarté non-pareille : les formes sont transitoires, et ne manifestent rien que leur apparaître-disparaître, c’est cela la vacuité. Ciel vide et montagne vide. Et partout des processus à l’infini, non pas dans le vide, mais qui sont le vide.

Heidegger, paradoxalement, me ramène à Bouddha.

 

 

 

7 Philosophie de la nature : Goethe

 

 

"Si la philosophie accroît en nous le sentiment spontané que nous avons de ne faire qu’un avec la nature, le fortifie en une profonde et paisible contemplation, alors elle m’est bienvenue". (Goethe)

Cette phrase exprime la vérité profonde d’un poète amant de la nature, ou, comme dit Thomas Mann dans son étude sur Goethe et Tolstoï, d’un « fils de la nature », et tout autre chose qu’un philosophe. Dans la modernité naissante, contre les assauts menaçants de la barbarie, Goethe s’efforce de sauver l’idéal apollinien. Mesure, ordre et beauté, c’est la vision classique, saine et naturelle, contre la vision romantique, artificielle et maladive. Ce n’est pas que Goethe ignore le tragique mais son projet est de le surmonter. Aussi est-il bien évident qu’il se réfère constamment à Spinoza, au dieu-nature, à la totalité animée et animante pour y trouver le fondement vérace de l’existence, dans l’accueil, l’affirmation et l’accord paisible des forces créatrices. A réfléchir plus avant on peut contester le clivage que l’on fait généralement entre nature et culture. Rien ne distingue essentiellement la création artistique des productions naturelles : mêmes forces, même disposition plastique, l’homme, qui croit se déterminer librement selon les lois de la culture ne faisant qu’obéir inconsciemment aux déterminations universelles. Spinoza, avant Goethe, disait déjà : l’homme n’est pas un empire dans un empire, soulignant par là l’inclusion nécessaire de l’humanité dans l’orbe indépassable de la nature.

La nature, pour Goethe comme pour un Grec de l’époque archaïque, est la divinité : ho theos. Héraclite :" Ce monde, le même pour tous, ni dieu ni homme ne l’a fait, mais il était toujours, il est et il sera, feu toujours vivant, s’allumant en mesure et s’éteignant en mesure" (frag.30).

"Le sentiment spontané de ne faire qu’un avec la nature". Voilà ce que l’homme de la modernité a perdu, et qu’il ne saurait trouver dans les artefacts de la culture. Mais ce sentiment existe encore au fond de nous, nous pouvons le retrouver dans la création, lorsque nous nous abandonnons aux images surgies de l’inconscient. Nous découvrons que notre vie est double, se déroulant sur deux plans hétérogènes, l’un d’adaptation et de conformisation sociale, l’autre, sauvage, impromptu et indocile, où les forces natives expriment spontanément leur puissance plastique. L’artiste, le poète sauront entendre et recueillir ces voix, donner forme à ces impressions, les cultiver et les modeler en œuvres d’art. Rien de bon ne se peut faire avec la seule conscience. L’inspiration ne se décrète pas.

A considérer ma propre vie je remarque dans les pires moments une disposition intérieure qui me permet de lutter contre l’anarchie menaçante, qui, dans le déchirement, résiste à la débâcle, et me communique quelquefois d’étranges messages : des bouts de phrase sans suite ni raison, des mots qui semblent surgir du néant, des images anciennes et oubliées, des musiques insistantes, et je sais alors que le daïmon me parle, que je me dois de l’écouter, que son message, aussi abscons et absurde qu’il paraisse, me mettra sans aucun doute sur une voie de sortie. Je sais que je dois m’abandonner à ces sollicitations, les recueillir, les noter, puis éventuellement les retravailler, pour en extraire la quintessence d’un poème. Quand toutes les formes de pensée me lâchent c’est la poésie qui me sauve. C’est l’ultime recours contre la désymbolisation. Peut-être tout poète est-il cet être singulier qui, vivant dans le déchirement, se fraie le chemin de l’unité par un abandon radical à la puissance de la nature.

La création artistique et poétique est notre manière à nous de sauvegarder le naturel. Je me fie de plus en plus à la plante, à l’arbre, à la fleur pour en tirer leçon d’humanité, tant l’humanité me semble dévoyée parmi les hommes. Toute la question est de se déprendre d’un certain usage de la conscience qui nous détourne de nous-mêmes. La guerre est aujourd’hui au cœur même du cœur de l’homme, et c’est merveille si dans la contemplation désintéressée, dans la création, nous retrouvons une plage d’éternité : sentir les choses tout doucement se faire, autour de nous, en nous, sans forçage, comme vont et viennent les saisons.

 

 

 

8 De la Légèreté

 

 

 

La légèreté est chose difficile et délicate. Tout nous tire du côté de la lourdeur, et les nouvelles quotidiennes, et la pesanteur politique, et les perspectives d'avenir. Le ciel est irrévocablement gris. Il faut une sorte d'héroïsme pour se détacher, s'élever dans les airs. Même les rêves nocturnes témoignent d'une sorte de langueur préapocalyptique. Et l'effroi aux ailes de Titan déchu vient nous frôler la nuit et nous arrache des grincements. Mais ce n'est pas nouveau. A tout prendre l'histoire n'est que la macabre et lancinante plainte des Enfers sur la terre. Rien sous le soleil qui n'ait déjà retenti mille fois, les horreurs et le désespoir, les attentes déçues et les révolutions manquées. Et pourtant tout continue, tout refleurit chaque matin. L'histoire est l'éternelle grimace d'un devenir fou, d'un dément agonisant, éternellement rajeuni, ragaillardi à chaque matin du monde. La leçon de l'histoire c'est qu'il n' y a pas de leçon de l'histoire. (Hegel)

Aussi, n'est ce pas de l'histoire que nous attendrons le salut. D'ailleurs il n'est aucun salut pour les enfants des hommes. Il y faudrait une toute autre idiosyncrasie, d'autres émotions et d'autres désirs. Tels qu'ils sont, et qu'ils semblent être à jamais, les hommes n'ont aucun espoir de se transformer, et de transformer leur monde. Les modifications vont toujours dans le même sens, à croire que le malheur est notre intention secrète et invincible, notre indépassable perspective. Le bonheur nous ennuie, la satisfaction nous pèse. Toujours l'aiguillon se réveille et nous pique au talon. Certains y voient la condition de ce qu'ils appellent le progrès. A mes yeux le seul progrès que l'humanité ait fait en dix mille ans c'est de rendre l'individu possible, je veux dire une conscience individuelle capable de se détacher des impératifs du groupe et de regarder le monde tel qu'il est. Lumière philosophique, libre lumière qui dissipe les ténèbres de la servitude. C'est là le seul axe d'une évolution possible. A cela nous pouvons et devons travailler.

Légèreté de la pensée poétique, légèreté de l'attention détournée, de l'oeuvre artiste. Légèreté d'une déclinaison joyeuse, d'un écart salvateur. Quand tout se met à couler parallèlement vers le bas comme une morne pluie d'atomes il suffit du plus petit clinamen, de la plus petite dérivation pour que les atomes se mettent à danser, entraînant une cascade d'atomes dans la danse. Cela ne tombe plus, cela s'échappe, cela dérive, cela tourbillonne, cela valse en tous sens, cela détricote et dévergonde, cela biaise et baise, diva voluptas, vulgivaga venus, et vénus vagabonde, pour d'autres étreintes inengendrées, inouïes, turbulentes! C'est le grand secret des Atomistes : la danse des étoiles, des corpuscules, des dieux et des corps à la Surface, étalant surface à l'infini, créant et propulsant surface! Car ni l'espace, ni la surface ne préexistent à ce mouvement d'expatriement, de dissémination, d'éparpillement créateur. Les corps créent l'espace, leur expansion ouvre l'espace et le distribue par continents centrifuges. La valse des étoiles, à l'infini, dilate l'univers, et du même coup notre pensée. Extrême vitesse de propagation stellaire, extrême vitesse de la dilatation spatiale, extrême vitesse de la pensée. C'est ainsi que Lucrèce a pu dire que la pensée d'Epicure fait trembler les murailles du monde en ouvrant l'infini dans tous les sens. (Spatialement, quantitativement, inventivement en multipliant les mondes dans une orgie dionysiaque : le Tout donne indéfiniment à penser, parce que le Tout est infini, et par le nombre des atomes, et par l'extension indéfinie du vide, et par l'Aïon qui n' a ni début ni fin, et par l'infinité des combinaisons corporelles. Le tourbillon démocritéen (la "dinè") ici réalise sa pleine signification cosmique dans l'lllimité.

"Turbantibus aequora ventis" - les vents tourbillonnants qui soulèvent les flots" - ici ce sont les vents de l'ouverture, de l'aventure, de la dé-mesure, de l'Immense! Gravité de notre crainte des dieux et de la mort, gravité de la souffrance et du remords, pesanteur putride de nos représentations, mais légèreté renversante, libérante et dansante de la pensée affranchie des mythes et de la nécessité! L'histoire humaine est une sornette de mauvais esprits frappeurs, seul compte l'univers! Et si l'histoire nous rattrape, ce qu'elle fait toujours, ne bravachons pas, ne nous plaignons pas, ne récriminons pas. La pensée nous délivre pour longtemps, et quand elle nous lâche il nous reste la mort.

"Je n'étais point, je fus, je ne suis plus, que m'importe". Que sommes nous si ce n'est un bref éclair dans l'univers éternel?

 

 

 

 9 Du Miroitement sensoriel

 

 

 

"Tant que ton beau visage renverra sur moi sa lumière" - "L'enjambée désirable, et l'éclat radieux du visage" - "Choses saintes et belles, jeunes filles..." - "brillance" - "la resplendissante" - "celle à la ceinture violette" - "Celle qui a excité ma passion" - "Un cuir de couleurs miroitantes"

    "Les étoiles autour de la lune belle

    De nouveau cachent leur halo de lumière

    Quand à son apogée elle éclaire la terre..."

    --- L'amour du soleil a fait que m'ont échu splendeur et beauté...".

Ce sont, au hasard, quelques citations de cette merveilleuse poétesse du désir. Qui a su, mieux qu'elle, faire danser devant nous l'image de la bien-aimée, idole du coeur, mirage miroitant dans l'amour partagé d'Aphrodite, l'éternelle enchanteresse? Clairement, l'amour est une sorte de "phrénésie", une excitation des "phrènes", ces mystérieux viscères dont l'action mobilise le coeur (kardia), fait trembler les lèvres, pâlir et tressaillir dans une déroute sublime qui confine à l'effondrement. D'où cette étrange cartographie du corps sensoriel, sensible et émotionnel : l'amour c'est l'exaltation du thymos, c'est le débordement, c'est la panique. Toute à contempler la lumière qui joue sur les joues, le cou, le front de l'aimée, qui colore la peau de rose d'aurore, à contempler ce regard où le désir en miroir fait scintiller le mirage d'une commune jubilation, l'amante se fait regard, élan, chair déchirée - passion!

Sappho n'hésite pas à donner les indications les plus concrètes de cette douleur sublime : pâleur, effroi, nausées, panique, sueurs, tremblements, bouche sèche, perte de la voix, jusqu'au bord même de l'évanouissement. L'objet d'amour, c'est la perte du sujet. "Mon amour, ma déchirure" (Aragon).

Miroitement pulsionnel... Car quel est donc cette fascinante figure qui emporte l'amante dans les abîmes? D'autant que Sappho est amoureuse, pour ainsi dire, pour l'éternité, adorant tantôt Attis, tantôt Gyrinnô, Kléanthis, Anactoria, enfin toutes ses précieuses élèves en musique, en beauté, en Aphrodite. Car c'est toujours de l'amour d'Aphrodite qu'elle les aime, dans l'amour absolu de la déesse. Toutes elles jouissent d'un sorte d'illumination, d'éclat divin, de miroitement extatique qui, de la déesse, rayonne sur elles, les confondant une à une à l'amour divin. II y a de la mystique dans ces ardeurs. La grande figure D'Aphrodite absorbe et fait consister toutes ces jeunes beautés dans l'âme douloureuse de Sappho.

Nous ne pouvons que nous interroger encore : derrière ce beau masque, ce beau visage, - qui? J'ai envie de dire : un vide, pure apparence. Mais ce vide est aussi un corps bien vivant, un réel à jamais inconnaissable. Qui à son tour, renvoie au réel du sujet, tout aussi inconnaissable. Le génie de Sappho nous conduit en deçà du miroitement, et de la représentation, à plonger dans les arcanes obscurs de ce qui nous constitue, nature insondable, et à jamais conditionne notre désir.

 

 

 

10 Tragique et joie : la surface absolue

 

 

Retour à la Surface Absolue. C’est dans cette notion difficile que s’exprime l’essentiel de mon intuition personnelle, c’est elle qui contient et développe ce que je crois être mon Idée, si toutefois une Idée peut être à la hauteur d’une intuition. Il y a toujours une déperdition quand l’on passe au projet d’écrire, mais aussi une nouvelle Forme, sans laquelle l’intuition se perdrait dans les sables.

La Surface résulte d’une double soustraction : en amont tout ce qui tient à l’origine, antériorité, préhistoire, tout ce qui précède la quadruple rupture. Cette part perdue alimente le fantasme des origines, le désir de l’être dont nous avons mesuré la nocivité, et dont il importe de se délester. Nous savons bien que sommes nés un jour, mais dans cette nouvelle vision de l’existence il nous semblera que nous sommes là de toute éternité. Le temps s’étalera indéfiniment vers le passé, englobera la totalité du passé dans l’extension vers une quasi-éternité. Cette idée peut surprendre, paraître délirante. J’en assume le risque. En aval, selon la même logique, nous savons parfaitement que nous sommes mortels, nous l’assumons pleinement, nous dirons même avec Epicure que, le sachant, nous nous délivrons de l’illusion de l’immortalité, du désir illimité et de la passion de durer, mais, par un renversement stupéfiant, nous soutiendrons que c’est la suppression du désir d’immortalité qui nous ouvre l’espace d’une quasi-éternité. L’avenir, c’est l’irrécusable de la mort, la suppression sans reste. Dès lors, c’est la mort elle-même, le réel de la mort qui nous délivre de l’espoir et de la crainte, si bien que l’espace ouvert, immensément, se dilate à l’infini. Infini en amont, infini en aval, le temps se redistribue dans l’éternité d’un « il y a » de la conscience sans début et sans fin.

C’est d’avoir parfaitement et complètement mesuré la double limite, fracture originelle d’un côté, terme inexorable de l’autre, double limite qui définit l’entre-deux tragique de l’existence, que nous nous délivrons du désir passionnel, qui s’acharne à nier le réel, à construire des pis-aller dérisoires et chimériques.

C’est le paradoxe épicurien : le désir illimité, issu de la rupture, rêve d’une illimitation de la jouissance, propulsant le sujet dans une course effrénée et malheureuse. Celui qui comprend la nature finie de toute chose, et de toute vie, se délivre de ce fatal enchaînement, sait que le temps infini n’ajoute rien au temps fini. Si bien que dans toute sensation, dans tout instant de sa vie, il peut saisir la plénitude et la perfection : "je bois un verre de vin, je suis l’égal de Zeus". Cette perfection, atteinte dans l’instant singulier, devient la norme universelle, et de la sorte s’étend indéfiniment en arrière et en avant, dans le passé et dans l’avenir. Un seul moment de pleine conscience, et la vie fut de toujours, est et sera, dans sa pleine compréhension et sa pleine extension. La vie se transfigure elle-même dans l’immanence, partout égale à elle-même, en chaque point de la Surface Absolue, partout idéalement complète : chaque point, chaque moment est égal aux autres, les comprend tous, tout en se distribuant également sur le tamis du temps.

A celui qui s’assume mortel la mort ne prend rien et ne donne rien. C’est le sens dernier de la fameuse phrase : "la mort n’est rien pour nous". Non point qu’elle n’existe pas, mais qu’elle est insignifiante à celui qui n’espère rien de l’avenir qu’il n’ait déjà pleinement éprouvé dans le présent. Encore un pas, et nous dirons : le temps n’ajoute rien, ne retranche rien si chaque instant est à lui-même la norme et la fin.

C’est encore la même idée lorsqu’ Epicure déclare que "le plaisir est le début et la fin de la vie heureuse" : rien de plus avant, rien de plus après, tout se joue en un instant qui est tous les instants, également valables, précieux ,"éternels".

La Surface Absolue est une création libre de l’esprit : plan d’immanence indéfiniment ouvert, libre circulation des affects et des idées, co-extension du tout et de la partie, isonomie, pluralité esthétique et éthique.

Epicure écrit dans la Lettre à Ménécée (124): "La droite connaissance que la mort n’est rien par rapport à nous rend joyeuse la condition mortelle de la vie, non en ajoutant un temps infini, mais en ôtant le désir de l’immortalité". C’est ce prodigieux renversement qu’il importe de penser.

 

 

 

  11 Ecologie planétaire

 

 

"Turbantibus aequora ventis..." Quand les vents agitent la surface (des flots). Turbare, turbulences, tourbillons, tumulte : toujours la "dinè" de Démocrite, tourbillon initiateur, père de toutes choses. Parfois la mer est calme, sereine bonace entre deux déferlements. Et toujours le mouvement, comme dans les âmes agitées, qui si rarement savent goûter la paix. De fait, il n'y a nulle différence de nature entre le mouvement des flots et celui des âmes : même nature, même tourbillon, et même accalmie. C'est le même livre, composé des mêmes lettres, distribuées à l'infini dans toutes les variations possibles. "Natura rerum".

Le spectacle de la mer, si cher à Lucrèce, et à Baudelaire, est une merveilleuse initiation méditative à l'intuition de la Surface Absolue. Continuité du changement, impermanence sans faille ni retour, éternité des éléments qui se composent, se décomposent et se recomposent à l'infini, paradoxe du mobile immobile et de l'immobile mobile, éternité de l'Aïon dans le Chronos tourbillonnaire. La mer a des profondeurs qui sont d'autres surfaces, des pliures à l'infini, des mondes aquatiques, aériens, telluriques, gazeux, ignés qui se séparent en se combinant, jamais totalement indépendants, pliés et reliés les uns dans les autres, où vivent des millions d'espèces qui ont toutes leur monde propre tout en échangeant leurs humeurs, semences, nourritures, excrétions, combustions, dans un espace qui est à la fois propre et commun. Vers le haut, vers le bas, à plat, en avant et en arrière, tous ces mondes se compénètrent, s'enroulent les uns dans les autres, se démultipient, se recombinent et se recomposent selon des logiques à la fois différentielles et communautaires. Il en va ainsi des mondes de la mer, de la terre, des airs, des oiseaux, des insectes, des végétaux, et de toute chose, l'homme y compris.

Ecologie universelle : oikon, la "maison commune", plus justement l'espace commun, la commune, l'unique et universelle Surface. La "maison" humaine est un monde dans des milliards de mondes interdépendants. Vérification expérimentale de la triade bouddhique : non-soi (pas de substance immobile et fermée sur soi) ; impermanence (des processus indéfiniment évolutifs) ; interdépendance (pas d'arbre sans soleil, sans eau, sans terre nourricière). Ces trois notions font système, enveloppant chaque chose dans l'écheveau indéfiniment mêlé et connaturel des processus de nature : Dharma, à la fois ce qui "est" et la parole qui le révèle.

Le lecteur s'étonnera sans doute : pourquoi parler de surface, quand il est manifeste qu'il existe bien dans la nature des profondeurs abyssales, des cavernes, des altitudes incommensurables, des recoins obscurs, et que, somme toute, la surface n'est qu'une propriété apparente des choses, un effet de regard? Notre projet paraîtra singulier à qui ne voit notre intention topologique. Ruiner le haut et bas, c'est détruire l'ancienne configuration mentale qui pense en termes d'évaluation métaphysique et morale. Le Haut c'est le Bien, le Beau, le Vrai. Le Bas c'est le Mal, le corps, la sensualité. Déchirement de l'esprit. Dualisme. Hiérarchie des pouvoirs. Servitude. - Mettre à plat c'est se donner la possibilité de juger, d'analyser sans a priori, de "scruter" (sens originel de "skeptikos", le sceptique). Abattre les "murailles du monde" (encore Lucrèce!), abattre les autels fumants, mettre fin au carnage, libérer Iphigénie d'un père indigne qui la traînait au sacrifice pour se gagner la faveur des dieux de la guerre.

La mise à plat c'est l'esprit de la connaissance, contre la croyance, prélude indispensable au partage des pouvoirs. Et enfin, condition, et chance d'une authentique écologie révolutionnaire.

 

 

 

12 TUCHE : Hasard et liberté.

 

 

Dans un admirable chapitre de sa "Logique du sens" Deleuze distinguait trois familles de penseurs, selon trois images bien différentes de la philosophie. Trois topologies, respectivement de la hauteur, de la profondeur et de la surface. Le ciel, l'abîme, la terre. Que Platon représente le premier genre nul n'en doutera, avec tout le cortège des penseurs de la transcendance. Démocrite fait signe vers l'abîme, mais se garde bien d'y tomber. Quant à la surface elle reste à construire.

A la surface, souverainement, c'est le hasard qui dispose, tuchè, "la fortune, cette absolue maîtresse de notre vie, qui change toute chose contre notre pensée et signale sa puissance par tant de coups imprévus" (Démétrios de Phalère, cité par Conche," Pyrrhon et l'apparence", p 293). "Contre notre raison" signale clairement l'impuissance du logos à saisir les choses : akatalepsia, non saisie. Contre les Stoïciens qui se proposaient de les empoigner, d'où l'image d'un main qui se referme, le pyrrhonnien estime qu'on ne peut retenir l'eau. Image héraclitéenne. La tuchè est comme le fleuve, comme l'orage, comme le vent, tantôt calme, tantôt déchaînée, sans considération aucune pour nos intérêts, nos prévisions, nos objurgations. Instabilité météorologique. Renversements imprévisibles, sans qu'aucun logos ne puisse jamais donner la raison des changements, ni établir de véritable cause. Toute cause se défait instantanément dans l'écheveau infini de toutes les causes, jamais totalisables, jamais unifiables sous la tutelle d'un dubitable principe de causalité.

"Le discours pyrrhonien est donc une manière de faire mention de ce qui apparaît, ou de ce qui est pensé d'une façon ou d'une autre, mention dans laquelle tout est confronté à tout, et se révèle par cette comparaison comme rempli d'irrégularité et d'embrouillamini" (Diogène Laerce,IX,78). La raison (logos) est ramenée à un discours de recollection (mnèmè, mémoire) et de comparaison, dont la finalité est clairement polémique : faire apparaître le caractère d'irrégularité, "anomalia", qui détermine l'imprévisibilité, l'aléatoire - et de désordre, d'embrouillamini, "tarachè". Par cette recollection critique on modifie l'usage de l'entendement, on produit une "crise" dont la fin est manifestement la suspension de la croyance, et la libre disponibilité à tout ce qui apparaît.

S'il n' y a plus de discours unifiant il n'y aura plus d'idéologie, plus de sectarisme ni de confessions. Plus de métaphysique. Plus de culte de l'Etre ou du Grand Autre, ni Haut ni Bas, mais la diversité infinie, à la surface, la fuite irréductible des choses.

Aussi, dans Pyrrhon, ni Etre, ni non-Etre, ni étant, rien que des apparaître - phainomena - et pour les hommes immergés dans l'apparence, des processus - pragmata.

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LE CHAOS PHILOSOPHE de Guy KARL
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