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LE CHAOS PHILOSOPHE de Guy KARL
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13 mai 2015

CHAP 16 : De la FAILLE et de la VERITE

 

 

 

 

 

                                      CHAPITRE SEIZE : De la FAILLE et de la VERITE

 

 

 

 

 

TABLE

 1 Les masques du philosophe

 2 Histoire de la "vérité

 3 Tourner en rond

 4 Le chemin de vérité

 5 La formule du tragique

 6 Topos et Tropos

 7 Petit apologue

 8 Dire le non-dire

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1 Les masques du philosophe

 

 

"Cache ta vie" (Epicure) ; '"Je m'avance masqué" (Descartes) ; "Prends garde à toi" (Spinoza) - précautions indispensables à qui s'est voué à la liberté de penser. Nietzsche rendra compte, comme toujours avec finesse, de cette nécessité vitale, en expliquant que de toujours le philosophe a porté un masque, le mieux adapté à l'époque où il vit, de manière à dire, sous le déguisement adéquat aux canons de son temps, ce que l'époque peut tolérer, tout en y introduisant la dose de vérité nouvelle qui justifie son entreprise. On pourrait dresser la liste de ces masques successifs : le poète inspiré, le prophète, l'herméneute, le sage, le sophiste, le réformateur, le théologien, le conseiller du prince, l'essayiste, l'homme des Lumières, le républicain, le médecin des âmes ou de la civilisation, le révolutionnaire etc. Jamais le philosophe ne peut s'exposer en pleine lumière, dans sa nudité essentielle, en exhibant la clarté souveraine de sa pensée. Il faut écouter d'une "troisième oreille", lire entre les lignes quand le penseur a décidé d'écrire. C'est très évident pour Spinoza, qui, bien tard, dans une scolie de l'Ethique, révèle enfin, au lecteur improbable qui a fait l'effort de lire les cinquante pages précédentes, le pivot subversif : deus sive natura. Régulièrement les grandes intuitions philosophiques sont rabattues sur quelque formule abâtardie : le mobilisme d'Héraclite, le déterminisme de Démocrite, le pessimisme de Schopenhauer etc. Rien de plus faux. Lire les textes c'est se livrer à un travail quasi médical : soupeser les mots comme on ferait des signes nosographiques, des symptômes, des indices, des ruses, des trompe-l'oeil, des chausse-trappe, des voiles, des détournements, des labyrinthes. Rien n'est simple, rien n'est évident. Toute lecture se fait à plusieurs niveaux, à plusieurs voix, chant et contre-chant. Les masques cachent - et révèlent - d'autres masques. La véritable lecture est une aventure qui demande un engagement de tout l'être. Il en résulte que la philosophie est le travail d'une vie entière, pour lire et entendre, éventuellement pour dire et écrire à son tour.

Mais pourquoi des masques? Nietzsche encore : "On mesure l'intelligence d'un homme à la dose de vérité qu'il peut supporter". Mais la vérité, à supposer qu'elle soit une, se présente à chaque époque sous des traits différents, ou plus exactement, se dissimule sous des oripeaux différents. Il en résulte deux choses. Qu'il faut interminablement recommencer le travail de la vérité, et qu'à chaque époque le philosophe se doit d'inventer le masque sous lequel il pourra en témoigner le moins mal possible. A chaque époque convient un certain masque, et pas un autre. Gare au malheureux qui se trompe d'époque, et de discours : il finit au bûcher, comme Giordano Bruno, ou dans un camp de "rééducation".

Sous le masque, la vérité. J'en donnerai une illustration volontairement très ancienne, et qui n'a jamais été dépassée : Dionysos. Impossible de dire qui est Dionysos. Tantôt vieillard chenu et barbu, tantôt garçon environné de ses jouets divins, homme et femme, jeune homme efféminé, tueur sans scrupule, esprit des lieux saints du théâtre, inspirateur des orgies bacchiques, des délires et des sacrifices omophagiques, dieu des esclaves, des pauvres et des exclus, mais des femmes aussi, enivrées dans l'enthousiasme des Ménades et des Bacchantes, dieu venu d'Orient mais éminemment grec, dieu du vin, mais aussi de l'abstention sexuelle, dieu multiforme, indéfinissable, dieu de toutes les métamorphoses, de tous les déguisements et de toutes les traîtrises. Dionysos est une somme insommables de masques. Mais la vérité probable, derrière tous ces masques, et coïncidant avec eux tous, est dans cette image (encore!) d'un enfant qui contemple son visage dans un miroir. Et que voit-il? Non pas une image, un visage, ni deux, ni mille, mais le Tout, l'univers immense et sans limites, chatoyant et divers, un et multiple, et dans ce Tout que pourrait-il voir si ce n'est lui-même en vérité.

 

 

 

2 Histoire et structure de la vérité

 

 

 

"Il ne s'est agi jusqu'ici dans aucune philosophie de "vérité", mais d'autre chose, disons de santé, d'avenir, de croissance, de puissance, de vie..." Nietzsche : Le Gai Savoir, préface, 2. Si nous déplions cet aphorisme nous obtenons les propositions suivantes :

Il n' y a pas de vérité en soi, immuable ou transcendante.

Toute "vérité" est l'expression d'une culture particulière, d'une certaine conception du monde qui se déploie dans une représentation systémique : métaphysique, éthique, éducation, politique, préférences et rejets, valeurs, habitus, normes etc. Toute culture cultive et produit un certain type d'homme dominant dans lequel s'incarne l'idéal collectif, image de l'excellence, comme fut le "kallos k'agathos" des Grecs classiques, le brahmane, le bikkhu, l'individu souverain de la Renaissance, par exemple. La "vérité" est la pointe fine d'un système de valeurs où s'auto-réfléchit la conscience culturelle. Dans certains cas c'est la philosophie qui se charge d'énoncer cette réflexion autocentrée, le plus souvent c'est la religion ou l'idéologie.

Cette "vérité" repose nécessairement sur un impensé structurel, une ignorance de ses propres fondements. De ce point de vue elle comporte une forte dose d'erreur ou d'illusion, lesquelles peuvent être comprises comme une expression à la fois naturelle et culturelle d'une certaine organisation vitale. Toute culture interprète le monde, l'appréhende, le construit, le façonne selon une logique inconsciente, expression d'une forme particulière de la volonté de puissance. Car, fondamentalement, il s'agit de survivre et de vivre dans un environnement hostile. Le "sens" est l'orientation selon laquelle une culture déchiffre et organise son propre monde, incarnant la "vérité" dans une théorie et une pratique valable pour l'ensemble de la collectivité.

Aucune des "vérités" du passé ne saurait convenir pour le présent. Toutes elles se révèlent caduques : la nouveauté radicale de l'époque présente ne peut se penser avec des moyens surannés. Cela ne condamne pas les "vérités" anciennes, cela les relativise. C'est le travail de l'historien-philosophe d'interpréter ces visions, de les mettre en perspective, d'en dégager le sens méconnu, d'en exhiber l'impensé. On obtient de la sorte une typologie générale, qui ne peut valoir pour aujourd'hui, mais qui éclaire les options qui ont valu jadis.

La vraie question des hommes n'est pas celle de la "vérité" mais de la survie, de l'instinct de conservation, plus encore de la conquête de l'environnement. Non pas la "vérité", mais la santé, le développement vital, la force, la vie. Dès lors la "vérité" est le masque sous lequel s'exprime la vraie nature de la pensée, au service de la vie. A chaque époque donc sa conception de la santé, ses critères de développement, sa politique, sa morale, par lesquels s'effectue le travail inconscient de maîtrise, de domination, de puissance vitale.

Nietzsche rêve d'un philosophe-médecin, capable d'appliquer le "marteau" du diagnosticien, faisant résonner les idoles creuses des époques anciennes, exhibant les symptômes de puissance ou de faiblesse, les interprétant à la lumière de la volonté de puissance, dégageant des types (actif, réactif, passif, nihiliste, décadent, affirmatif, artiste etc), capable de comprendre ces types selon une hiérarchie de valeurs (du plus bas vers le plus haut, échelle de l'excellence, de la médiocrité et de la bassesse), de proposer une nouvelle table de valeurs, notamment pour combattre l'affaissement nihiliste contemporain.

En clair il faut une nouvelle "vérité". C'est ce que Nietzsche essaya de penser et d'exprimer dans le Zarathoustra.

On peut parfaitement se montrer sceptique face aux propositions nietzschéennes pour le présent et l'avenir (le surhomme, la "grande politique", l'éternel retour) - je le suis moi-même - mais j'estime que l'analyse de l'illusion de "vérité" est imparable, sa critique (j'entends l'analyse rigoureuse des faits de civilisation, d'éducation et de morale) extrêmement stimulante et éclairante.

J'oserai simplement présenter une conception un peu différente de la vérité. Si ce qu'il appelle "vérité" (avec les guillemets) est bien une construction symptomatique et typologique ignorante des soubassements instinctuels, une projection idéalisante et autocentrée, on peut penser la vérité (sans guillemets) comme ce mouvement historique et anthropologique par lequel l'humanité, à partir de la modeste clairière défrichée dans la profonde forêt paléolithique, s'est acharnée à élargir, étendre son espace habité et habitable, élaguant à mesure, avec la pierre brute d'abord, et de nouvelles techniques plus efficaces par la suite, mais aussi avec les rites, les symboles, le langage, les connaissances technologiques et scientifiques, jusqu'à construire un monde, certes imparfait et toujours menacé, mais exponentiel. La vérité serait dès lors le rapport agonistique entre la clairière et la forêt, l'éclairement graduel, le dévoilement (a-lètheia), la marche de lumière qui repousse les frayeurs de la nuit. En d'autres termes, plus décisivement, le rapport agonistique entre la connaissance et le réel. Si la vérité est bien "historique" en tant que ce processus requiert une longue suite de siècles, avec des avancées et des reculs, elle est, en un autre sens, une référence permanente : quelle que soit la forme sous laquelle elle se manifeste ou se révèle, fût-elle de longtemps caduque et dépassée comme dans le fétichisme de l'âge paléolithique, c'est toujours le même mouvement originel qui se déploie à travers les âges. Son contenu change, sa structure est inchangeable.

 

 

 

3 Tourner en rond

 

 

Chercher c'est tourner en rond, si l'on en croit l'étymologie : circum, circonvolution. Autour de quoi? D'un trou. Encore faut-il faut-il voir le trou. Or toute notre activité de penser est déterminée par le refus de voir, et l'habituelle orientation du savoir est de ne pas savoir. Nietzsche remarquait que l'erreur, je dirais plutôt l'illusion, est une nécessité vitale, une protection nécessaire contre le tragique, une dénégation obstinée des conditions fondamentales de l'existence. Vivre c'est vouloir, c'est juger, préférer, s'obstiner non selon la vérité mais selon le désir et la volonté de puissance. La connaissance n'est pas un instinct si puissant qu'il puisse contrecarrer les impulsions vitales. Ce n'est que très difficilement que l'homme accepte de se détourner de ses projets immédiats pour se retourner vers la considération de ce qui le constitue. L'illusion est la condition originelle, immédiate, native, exprimant la puissance des instincts fondamentaux. Tout conspire à nous maintenir dans cet état, et seule une rupture du cercle peut provoquer une nouvelle orientation de la pensée.

Freud remarquait que l'enfant hallucine avant de construire lentement les schèmes d'une perception de réalité. La perception est une conquête difficile parce qu'elle suppose un décentrement, un rapport second à un objet extérieur perçu comme extérieur. Or le sein est primitivement un morceau du corps propre (je suis le sein), avant de se constituer comme objet externe se présentant selon une loi d'alternance : présent, absent. (La série complète serait : je suis le sein ; j'ai le sein ; parfois je l'ai, parfois non ; le sein n'est pas à moi ; il est perdu ; le sein appartient à l'Autre). Si bien que c'est la perte qui constitue la réalité de l'objet comme tel. Cette remarque est très importante, elle signifie que c'est l'épreuve de réalité (absence, présence) et elle seule qui permet de sortir par degré de l'illusion originelle.

Je dirai : il est absurde de chercher la vérité, la vérité vient à nous, ou ne vient pas. Affaire de circonstances, mais aussi de disposition subjective. La vérité ne viendra jamais à qui n'a aucune place psychique pour l'accueillir. C'est le cas du psychotique. "Nous naissons tous fous, quelques uns le restent".

Parlant du trou autour duquel nous tournons, je désigne une faille subjective, une rupture de continuité, une béance dans le dispositif psychique, creusées par l'expérience de la séparation, de la perte, de l'absence, de la chute, du défaut (du faillir), qui ouvrent la conscience à une radicale altérité : celle de l'objet perdu, de la toute puissance contredite, du narcissisme primaire malmené, de la déchirure de l'illusion de totalité, du fantasme de perfection etc. Expérience douloureuse dont on ne sort que par l'assomption du manque (à être) et de la finitude - si nous quittons le domaine de la psychologie pour gagner les terres arides de la spéculation philosophique. Finité de fait : impermanence, souffrance, interdépendance, mortalité ; finitude, conscience plus ou moins aiguë de la finité de fait. Qui donc sait, radicalement et complètement, qu'il est mortel? Qu'il n'est pas le centre du monde, l'objet parfait du désir d'autrui (Ah, être aimé!). Qu'il existe plus qu'il n'est. Que l'être est une catégorie étrangère à la condition humaine (Montaigne : nous ne sommes que passage). Que l'homme n'est pas un dieu. Qu'à sa mort la nature continue tranquillement sa marche vénérable et souveraine. (Ainsi donc je ne suis pas indispensable à la marche de l'univers!) - Que d'humiliations il faut encaisser, que de couleuvres à avaler! C'est cela l'épreuve de vérité!

Convenons que c'est oeuvre difficile, que l'esprit philosophique exige beaucoup, que la connaissance n'a rien de spontané, que la joie, promise par la philosophie, ne se trouve qu'au terme d'une pénible évolution, et que bien des cadavres (symboliques) jalonnent notre route vers la libération. La chose est difficile autant que rare, mais elle est d'une beauté sans égale. C'est dans ce paradoxe que se révèle toute la valeur de la connaissance : kalon k'agathon : beau et bon. Alliance énigmatique de la beauté et de la vérité.

 

 

 

4 Du chemin de vérité

 

 

« Dans ce corps même, long de quelques coudées, contenant l’esprit et ses perceptions, je fais connaître l’univers, son origine, sa cessation et le moyen menant à sa cessation » (Rohitassa Sutta).

Remarquable, insuffisamment remarquée, cette insistance à partir de l’observation du corps, comme lieu privilégié de l’attention. « Ce corps, long de quelques coudées… », ce corps infime face à l’immensité de l’univers. C’est du corps que l’on part pour entreprendre le grand voyage d’exploration. C’est dans le corps que l’on respire, que l’on éprouve les sensations, en liaison avec l’esprit, qui élabore les perceptions, les constructions mentales, les concepts et tout l’univers des représentations. L’attention à la respiration permet de saisir le lien entre le corps et l’esprit dans la naissance, la durée, l’intensité, et la cessation des sensations.

L’univers dont parle le texte est-il l’univers physique, ou bien l’univers de la représentation ? Bouddha ne nous incite jamais à explorer scientifiquement l’univers physique. Il écarte résolument les spéculations sur l’éternité ou la non-éternité de l’univers, sur ses limites ou ses non-limites, estimant que ce ne sont là qu’opinions dépendant d’autres opinions, constructions mentales sans fondement : "une chose composée, une chose imaginaire, une chose qui dépend des autres choses" (Anâthapindika Sutta). Ces opinions, et bien d’autres semblables ne peuvent faire progresser sur la voie, ne font qu’engendrer des conflits. On peut rapprocher cette idée de celle de Pyrrhon qui prône la suppression pure et simple des représentations, condition absolue de l’ataraxie. Car l’ « épochè » pyrrhonienne n’est pas, comme chez les Sceptiques ordinaires, une suspension du jugement, une abstention quant à l’invisible ou l’indécidable, mais la résolution héroïque de ne pas penser quoi que ce soit sur la nature des choses, étant par nature inconnaissables, injugeables, imprédictibles. De même le regard de Bouddha se détourne des choses, pour se concentrer sur la manière dont nous éprouvons les sensations, construisons nos représentations, nous enferrons nous-mêmes dans nos conditionnements mentaux. Tant qu’existe en nous l’"univers" des opinions et des représentations nous n’avons aucune chance de rencontrer quoi que ce soit de réel, ni hors de nous, ni en nous. Et dès lors si un « réel » surgit ce ne peut être que sur le mode du trauma. Alors apparaît la fracture insupportable entre ce qui nous croyions être (sécurité illusoire, permanence imaginaire) et ce qui est.

Cette démarche nos invite à repenser le statut de la philosophie. Bouddha et Pyrrhon expriment l’exigence absolue d’une pensée sans opinion, à supposer que cela soit encore une pensée. Un délestage radical, sans concession, sans reste, un curetage intégral : ni convention, ni tradition, ni croyance, ni jugement, ni préférence, ni rejet, ni construction, ni doctrine, ni espérance, ni foi, rien que la pure et simple présence au présent des choses, dans une « silencieuse coïncidence ». Tout ce que nous imaginons, évaluons, attribuons, retirons est le fruit de nos passions d‘exister, de la « soif » de maîtriser, de ranger le monde à notre convenance, au service du moi pathologique.

Une philosophie sans aucun reste idéologique. On se demandera : que reste-t-il de Platon, d‘Aristote, de Schopenhauer ou de Nietzsche, une fois opéré ce travail de décantation ? Presque tout ce que nous admirions ou détestions dans ces auteurs se voit de la sorte ruiné à la base.

Je ne sais si ce travail est vraiment possible. Mais il est indispensable. C’est le chemin lumineux et difficile. A de certains moments, trop rares, nous sentons bien que c’est le chemin de vérité.

 

 

 

5 La formule du tragique

 

 

 

Voici, selon moi, la formule du tragique, qui rend compte à la fois de l’essence de la tragédie comme genre littéraire et musical, et de la pensée tragique comme éthique de l’existence.

Le Maître-mot du tragique est le réel, à partir de quoi tout se déplie en corolle. C’est du réel, comme expérience fondatrice, bouleversante et incommunicable, que s’origine une intuition définitive, laquelle pourrait s’exprimer approximativement comme ceci : "cela ne s’arrange pas". En quoi le tragique s’oppose irréductiblement à l’optimisme pour qui "tout finit toujours par s’arranger". Il n’est qu’à lire Euripide : la catastrophe, qui se manifeste pleinement dans le final, est tout entière contenue dans le prologue. Le drame (drama : l’action) n’est que la forme narrative d’une nécessité implacable. Il en va de même de la vie qui court à la mort, que rien ne peut détourner de la mort, selon le mot magnifique de Schopenhauer : "la mort est le résultat proprement dit de la vie". Vie et mort, une seule et même chose. Le tragique c’est d’abord l’évidence d‘un absolu sans exception, d’une nécessité imparable. Le penseur tragique sait que, vivant, il est déjà mort, qu’il est né mort, et que la catastrophe s’est déjà produite au sein même de la conception. Là où le commun situe la catastrophe à la fin - le terme historique de la vie - le tragique la situe au commencement : la catastrophe s’est déjà produite depuis longtemps, et, en un sens très particulier, dans un temps sans commencement, de toute éternité. La catastrophe est derrière, et si elle doit se produire à nouveau dans l’avenir, le jour de la mort, elle n’est jamais qu’une répétition du seul événement signifiant-insignifiant de l’existence, la naissance. C’est sur cette évidence absolue que s’édifie la pensée tragique. Encore faut-il que cet absolu affleure à la conscience, ce qui se produit généralement à la faveur d’un accident, d’un trauma singulier, mort d’un proche, ruine subjective, perte douloureuse, catastrophe narcissique ou objectale, qui vient rouvrir subrepticement la blessure initiale, si bien recouverte jusque là par les constructions mentales réactionnelles ou les symptômes. Brusquement l’édifice croule, et la béance s’étale. C’est le moment de vérité, et je ne vois aucun autre sens possible à ce terme que de désigner cet instant d’exception où le fond tragique de la vie, sa vérité, se manifeste comme un éclair de Zeus dans un ciel serein.

Moment crucial, moment zéro, croix de l’existence, où les deux flèches du temps se court-circuitent, le passé qui contient la béance originelle, le futur qui porte la mort, unique Evénement de la conscience dépouillée, qui ne sera plus jamais tout à fait dupe, qui toujours opposera sa clairvoyance impitoyable aux prestiges de l’illusion. La conscience tragique crée un retour définitif. C’est en ce sens qu’elle est la saisie paradoxale d’un absolu. C’est bien vrai : les choses ne s’arrangent pas, ne s’arrangeront jamais.

Du réel, le Maître-mot, nous posons la vérité comme son corrélat subjectif, épreuve du réel, accueil de l’irréparable. La vérité c’est le tragique en tant qu’il est vécu, senti, pensé par une conscience lucide. En quoi la vérité engendre un savoir d’un genre très particulier.

Savoir, non des choses, puisque je ne peux les connaître que par re-présentation, mais de cette vérité absolue, formule sans contenu, pure forme de l’impossible. Dans « Hécube » Euripide conclut la tragédie par ces mots : « On ne plie pas la nécessité ».

Ce savoir est terrifiant par un côté, absolument libérateur de l’autre, cause d’une immense allégresse. Pourquoi courir puisque le terme est sûr, pourquoi accumuler la peine, le travail, les soucis, les pré-occupations puisque de toutes les façons les choses ne s’arrangent pas, que la limite circonscrit imperturbablement nos entreprises illimitées, que la jouissance est impossible, que la quête est stérile et l’incertitude structurelle? Que nous voilà libérés de tant d’efforts sans résultats autres que le report perpétuel de l’insatisfaction ?

La Béance est à l’origine et ne se comble pas. L’Evénement inscrit cette vérité dans la conscience. Le savoir est le dépliement de cette vérité dans le temps. L’éthique est la conduite éclairée, qui, renonçant à la quête de l’impossible satisfaction, y substitue le jeu d’un désir sans finalité.

Innocence du devenir : cela signifie que la création est à elle-même sa propre fin. Comme il est impossible de ne pas désirer, détournons le désir de sa finalité chimérique pour le laisser jouer, vif, allègre, artiste et créateur dans la sphère ouverte de l’Ouvert.

    « Il est plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio

    Que n’en peut rêver toute ta philosophie » (Shakespeare).

 

 

 

 

6 Topos et tropos : le lieu de la vérité

 

 

 

Topos c'est le lieu. Quel est le lieu de la vérité? Troublé par la variation infinie, la fluidité insaisissable du sensible - tout glisse, tout passe, rien ne demeure - Platon désigne le lieu de la vérité comme un en- dehors, mieux, un au-delà de toutes les choses apparentes. La vérité, pour se constituer comme telle, exige la permanence, la stabilité, l'intelligibilité. Elle se conquiert par l'activité pensante, la dialectique et la contemplation des Idées, ces Formes intelligibles et éternelles. Ainsi se construit le Topos de la métaphysique dont la persistance, sous diverses formes, constitue le courant dominant de la tradition occidentale. On ne cessera, à travers les siècles, d'opposer l'intelligible au sensible, l'être à l'apparence, la vérité à l'illusion, le créateur à la créature, le ciel à la terre. Philosopher c'est se détourner, se détacher du corps, con-vertir le regard vers la splendeur céleste - bref "apprendre à mourir". Le Topos de la vérité repose sur un Tropos, une torsion, une direction particulière de l'attention, un mode spécifique du désir.

Il y a quelque chose d'égyptien dans le platonisme : tropisme solaire, Akhenaton fils d'Aton, Platon hélio-trope. La pyramide comme symbole, gradation, ascension, élévation, et pour finir : "credo in unum deum". Nietzsche dira : monotonothéisme. Et de cela les dieux antiques "sont morts de rire"!

Déjà Démocrite avait pulvérisé ce modèle en concevant l'infinité des atomes et du vide, l'infinité des mondes. La pensée décentrée, l'horizon dégagé, la multiplicité infinie des points de vue. L'homme parmi les vivants. Il y a le monde des insectes, celui des tigres et des éléphants, le monde des dieux, celui des hommes, autant de mondes que d'êtres sensibles. Le mouvement incessant des atomes, les heurts, les écarts, les accrochages, les mille hasards, et la trajectoire des vents, flux et reflux, marées immenses, raz de marées, souffles de l'abîme, partout et nulle part, création et combinaisons, destructions et renaissances. Lucrèce chantera merveilleusement les dérivations et les déclinaisons, liens de Vénus, déchirures de Mars, luttes infinies de l'amour et de la haine. Où donc est la vérité dans ce grouillement, ce déluge, cette incandescence? Sur l'océan tourmenté "turbantibus aequora ventis", où nulle sécurité n'est assurée à personne, construire la modeste demeure des sages, "templa serena", avec la conscience aiguë de la mortalité universelle. Ici point de lieu privilégié, nul topos sacré, nulle cathédrale de certitude, nul point de fuite exclusif et centralisateur, mais la modeste sélection - il faut bien vivre - d'un point d'ancrage, entre ville et campagne, dans un petit jardin, abri toujours menacé, toujours précaire, quand grondent l'orage et la folie meurtrière. Ici point d'autels, point de sacrifices, nul espoir de révélation, de rédemption, de salut. S'il est des dieux ils ne peuvent rien pour nous, et tout se passe en somme comme s'il n'y en avait pas. D'ailleurs, ces dieux ne sont pas si différents de nous, de même nature, atomes et vide, et fussent-ils loin, perdus dans les inter-mondes, "incorruptibles et bienheureux", ils n'en sont pas moins placés sur le même plan, l'unique plan universel, immanent, de la nature. Diversité infinie, multiplicité insommable, variation irréductible : la connaissance ne peut se fermer sur un "holon", une entièreté, si ce tout échappe de toutes parts, se démultiplie à l'infini ; elle ne peut qu'additionner sans clore, comme font les enfants lorsqu'ils comptent, s'épuisant à compter sans épuiser l'infini. "Ta panta" : toutes les choses, ou, tous les atomes, tous les composés d'atomes, dans le vide, indéfiniment. Vertige de l'insommable, de l'inépuisable, ouverture illimitée. Tropisme de la démultiplication, de la duplication, de la variation, de l'émiettement, de l'éparpillement, de la dispersion. Mais, encore une fois, cette addition sans limite ne fait qu'un monde : to pan, le tout, le même et unique monde pour tous, relevant des mêmes principes fondamentaux. To pan, le tout, ta panta, toutes les choses. Unité de structure, structure ouverte. Course sans origine ni terme sur l'unique plan d'immanence. Les atomistes eux-mêmes (Leucippe, Démocrite Epicure, Lucrèce) n'ont peut être pas saisi le caractère prodigieusement novateur et fécondant de leur intuition pluraliste.

Le parlerais volontiers d'un "polytropisme" : autant de points de vue que de sujets, en précisant que tout organisme, organisé par définition, est un foyer de forces et de tropismes, également légitime dans son effort pour croître et se développer selon les nécessités de sa "phusis" : d'où une philosophie résolument pluraliste, légitimant a priori les innombrables lieux et vecteurs de vérité dispersés, qui, tous ensemble et d'un seul tenant constituent la Surface Absolue.

 

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"trepein": tourner, détourner, diriger. "Tropos" : tour, direction, mode, manière

 

 

 

 

7 Petit apologue humoristique

 

 

 

Petite scène dans une pharmacie. Je paie la note, ramasse mes médicaments. Affable, je demande à la pharmacienne :

"Comment allez-vous chère Madame?

"Très bien, je vais très bien.

"Et vous savez où vous allez?

"Oh, moi je sais toujours où je vais. Et vous, vous savez où vous allez?

J'hésite un moment, puis je lâche: "Dans la tombe".

Consternation. La pharmacienne reste bouche bée. La petite assistante, à quelques pas de là, qui suivait la conversation, rougit de toute son épiderme. Manifestement, ce qui n'était pour moi qu'une évidence, une platitude philosophique, pour elles était un scandale, un tabou. J'étais un tantinet penaud, et, croyant dissiper toute équivoque, j'ajoutai : " Mais ce n'est pas nécessairement pour tout de suite..." Je vis qu'elles ne m'écoutaient plus.

La pharmacienne se ressaisit et me dit :" Vous, Monsieur, je ne vous poserai plus jamais ce genre de questions".

Je me confondis en amabilités et pris la porte.

 

Ce petit incident, fort banal au demeurant, est justiciable d'un apologue à la manière de notre La Fontaine:

    "Dites n'importe quoi ça n'a pas d'importance

     Ce sont les lois de la civilité.

     Dites la vérité

     Vous voilà renégat, escroc, âne bâté

     Vrai gibier de potence ;

     Si l'on vous pend vous l'aurez bien cherché".

 

 

 

 8 Dire le non-dire

 

 

 

Un lecteur m’écrit : « Quand le mot manque la pensée peut le créer ». Intervention judicieuse, certes, puisque c’est exactement ce que font les philosophes en créant des concepts qui expriment une vision nouvelle et originale de la réalité. L’atome de Démocrite, la durée de Bergson, le Vouloir-Vivre de Schopenhauer sont de belles et fécondes créations qui nous donnent à penser ce qui avant eux restait inaperçu. Le concept est un révélateur. Le penseur agit comme le poète : il fait exister, il impose une vision, il crée un monde nouveau. Chaque penseur original nous livre une intuition féconde qui augmente la joie d’exister. C’est ce que dit Nietzsche au sujet de Montaigne : "Qu’il tel homme ait écrit augmente le plaisir d’exister en ce monde".

Cela dit, il reste le problème de fond. On peut toujours serrer de plus près l’énigme, multiplier les approches, pousser de plus en plus loin l’aiguillon et le poinçon de l’analyse, affiner les concepts - ce qu’on pense et dit reste à jamais séparé de ce qui est. J’aime cette phrase bouddhiste : "Si tu comprends, les choses sont ce qu’elles sont. Si tu ne comprends pas, les choses sont ce qu’elles sont". En quoi la philosophie bouddhique est bien plus fine que les nôtres. Elle pose l’impossible au cœur de la recherche, marque d’un trait ferme la limite indépassable de notre pensée. 

A partir de là on distinguera deux familles irréconciliables dans le champ de la philosophie. La première suppose un progrès indéfini de la recherche par quoi la vérité serait de mieux en mieux pensée, de mieux en mieux dite. Une réconciliation à l’infini, entre dire et être, se profile à l’horizon, chaque intuition nouvelle opérant un saut qualitatif qui nous rapproche de la vérité. Mais ce modèle est celui de la science. Quant à moi je ne vois pas en quoi Bergson serait plus vrai qu’Héraclite, au motif qu’il écrit vingt siècles plus tard. Il en est de la philosophie comme de l’art : la peinture de Picasso est-elle supérieure à celle de Fra Angelico ? Chaque philosophe, comme chaque artiste est placé à l’origine, et c’est dans l’absolu de l’originaire qu’il opère comme créateur. Art et philosophie ignorent nos catégories de progrès cumulatif et d’évolution historique. Là encore le bouddhiste a raison : chaque matin commencer la méditation nouvelle, éternel débutant, à l’orée du monde.

La seconde famille de penseurs se situe résolument face à l’énigme, prend acte de l’impossible, et, dans la lignée de Démocrite, déclare le primat de l’abîme. La vérité n’est pas le progrès asymptotique du savoir. Ce qui est à dire c’est que le dire n’est pas le réel, ni son double, ni son image. Le réel est le réel, hors langage. Cette proposition, d’apparence tautologique, est d’une terrifiante éternité. Elle dissout tout espoir de réconciliation, de maîtrise et de savoir. Elle ruine toue consolation édifiante, toute idéologie. Elle sape à la base toute tentative de récupération scientiste ou politique. Elle ré-ouvre la béance que vingt siècles de philosophie idéaliste ont tenté de combler.

Le mot qui manque manquera toujours. La seule chose que l’on puisse faire c’est de mieux dire, non point l’être ou le savoir de l’être, mais la raison du non-dire. Etrange dire, qui ne dit rien, si ce n’est que le dire échoue à dire. C’était, soit dit en passant, l’inspiration centrale de Pyrrhon.

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LE CHAOS PHILOSOPHE de Guy KARL
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