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LE CHAOS PHILOSOPHE de Guy KARL
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2 juin 2015

CHAP 7 - DECONSTRUCTIONS 5 - DE L' IDENTITE

 

 

 

                      CHAPITRE SEPT : DECONSTRUCTIONS 5 – De l'IDENTITE 

 

 

 TABLE

1 Homo Natura

2 Paradoxes de l'identité 

3 Désidentification

4 L'Obsession d'être

5 Filet noir

6 Idiosyncrasie

7 Diogène d'Oenanda 

8 Haro sur le chapon gris

9 Mozart

 

 

 

 

 1 Homo natura

 

 

 

Je me flatte de ne porter aucune inscription, aucune scarification, nulle peinture ou dessin sur mon corps. J'ai la chance d'être aujourd'hui comme la nature a bien voulu me jeter dans l'existence, sans ajout extérieur, ni soustraction, nu et vierge comme au premier jour. Je me contente tout à fait des tenues vestimentaires traditionnelles, cravate en moins, sans estimer nécessaire de me signaler par quelque symbole religieux, croix, croissant, nattes, point rouge sur le front ou tchador! A vrai dire je ne comprends pas bien cette furie de l'exhibition : pourquoi diantre faudrait-il signifier à mon voisin que je suis shivaïte, musulman, orthodoxe, juif ou bouddhiste? Ai-je donc si peu confiance en mes propres certitudes pour rechercher chez l'autre une marque d'approbation ou de rejet?

Il y a pire. De quel droit procède-t-on, en quelques sociétés proches ou lointaines, à ces rites sacrificiels et barbares de mutilation, d'excision clitoridienne, de circoncision et autres, sans se soucier un instant de l'intégrité corporelle des petits enfants, de la dimension traumatique de ces pratiques, de leur retentissement? On rétorquera que c'est là un acte symbolique, précieux entre tous, qui signale l'entrée dans la communauté. Etrange raisonnement, car au moment même où l'on pratique ces rites d'acculturation on s'empare de la liberté souveraine de la personne du nouveau-né, on l'encage sans discussion possible dans un ordre contraint et forcé, on lui impose une aliénation mentale, on dispose frauduleusement de son corps et de son esprit, sans réserve, sans consultation, et sans résistance possibles : "Te voilà des nôtres mon fils, réjouis-toi d'appartenir dorénavant à la plus haute et la plus parfaite culture". Qui ne voit que par là on sépare plus qu'on ne relie? Qui est déclaré musulman par autorité parentale et sociale ne sera jamais, sauf improbable exception, tenté de rejoindre quelqu'autre communauté. C'est le paradoxe tragique de l'identité : on ne devient x qu'en rejetant y. C'est là l'origine des haines, des guerres et de toutes les discriminations. Hélas l'homme est un animal de horde, qui ne se soutient dans son identité que de refuser obstinément toute accointance avec l'Autre. Ou la Haine ou la Trahison. J'aime mieux la trahison. Toute authentique culture est par essence universelle, non régionaliste ou séparatiste. Donner une chance à l'homme c'est refuser les clivages imposés par une religion de horde.

Le tableau ordinaire des actualités c'est le spectacle macabre des déchirements interethniques, des prodromes, des massacres, des camps, des conflits sanglants, des petits intérêts locaux et nationalistes, et tout cela pendant que la planète brûle. Partout on l'on prie on s'apprête à égorger le voisin. Dieu contre dieu, religion contre religion, secte contre secte, nation contre nation, partout c'est la triste convention identitaire qui mène la barque de la barbarie. Les seuls hommes qui comptent dans l'histoire sont ceux qui ont su s'élever au-dessus des religions et des morales closes (Bergson) pour enseigner l'Universel. Voyez Bouddha, voyez Pyrrhon, ils ne parlent pas à telle communauté, tel représentant de communauté, telle classe sociale, telle caste. Ils parlent pour tous, ils parlent à tous, sans distinction de sexe, de rang, de culture, d'opinion ou de rite. Dans les ténèbres de la pensée partisane et sectaire ils font briller la haute lumière de l'intelligence.

Une philosophie qui ne se range pas à cette aune-là n'est que propagande et idéologie.

Rousseau cherchait obstinément l'homme naturel, tantôt dans les tribus sauvages d'un passé révolu, tantôt dans l'homme non corrompu par la civilisation, et plus sûrement peut-être en lui-même. La chose est complexe. Mais nous savons aujourd'hui que les dites tribus sauvages sont tout sauf "naturelles". N'est-ce pas dans ces sociétés-là que les hommes sont le plus conditionnés par le groupe, le plus dépendants, le plus marqués par les rites et les mythes, les sacrifices et les contraintes, jusque dans leurs corps scarifiés, mutilés, peints et repeints, sculptés par le couteau et la piqûre? Paradoxalement c'est chez nous que l'individu a encore le plus de chance de se tenir à quelque distance, de se séparer au moins symboliquement et de cultiver son jardin. L'Homo Natura se trouvera plus facilement chez nous que chez les Hottentots ou les Dakotas. "L'homme est plus libre dans nos cités que dans les forêts profondes" écrit à peu près Spinoza. Même Rousseau renoncera peu ou prou au mythe du bon sauvage pour réfléchir aux conditions d'une existence plus libre dans le socius, malgré ses vociférations quelque peu absconses contre la culture.

Comment réaliser l'HOMO NATURA dans la culture même? Freud nous a largement montré combien la culture exige de sacrifices pulsionnels et de renoncements. Mais lui aussi estime qu'il n'y eut jamais d'état de nature, que l'état de société est nécessaire et naturel à l'homme et qu'en fin de compte seul l'état social permet un peu de sécurité et de liberté. Dont acte. Il faut en passer par les tribulations de l'identité pour accéder à la singularité.

Il en va ici comme de l'artiste. Apprendre d'abord pour se révéler ensuite dans sa pleine souveraineté créatrice. Et par là même accéder à l'universel, comme ont fait les plus grands.

Pour moi la cause est entendue. La plus haute philosophie me met en route vers cette conquête pacifique et sereine de mon intégrité non morcelée. Encore faut-il en finir avec tous ces attachements burlesques, limitatifs et violents. L'identité est violence, et contre les autres et contre soi. Si je me définis de quelque manière je me fais violence en me contraignant à un moule et en y contraignant les autres. Il en résulte ce paradoxe que pour atteindre à la vérité de soi dans la singularité il faut extraire et dépasser toute identité. Lao-Tseu disait que le sage diminue tous les jours, là où le sot ne vise qu'à grandir, croître et pulluler (comme font nos nations : croissez et multipliez, quelle abjection!). Plus près de nous je sais un Périgourdin qui ne se flattait guère d'être Périgourdin, Basque ou Chrétien : on naît chrétien dans la mesure où les parents l'étaient, pur hasard de lieu et de feu. Le tout c'est de devenir HUMAIN, programme plus vaste, plus difficile, et plus noble.

 

 

 

 

2 Paradoxes de l'identité

 

 

 

 

Identité, de idem, le même. Est identique à soi ce qui ne diffère en rien de soi-même. On suppose une identité de la personne à travers le temps, soit une sorte de constance existentielle qui fait que je m'estime le même à treize ans et à cinquante-cinq. Mais cela ne va nullement de soi. C'est un postulat plus qu'une nécessité. Il serait facile d'ironiser en évoquant mille et dix mille facteurs de changement, d'évolution, voire de révolution. Reste que cette idée est quasi indéracinable. Elle satisfait très évidemment à un besoin, plus qu'à un simple désir.

En fait l'identité est sociale. Il importe à notre justice, à notre police, à nos institutions de nous identifier pour nous pourchasser le cas échéant. La société ne peut tolérer l'irresponsabilité, du moins en principe. D'où les cartes dites d'identité, avec portrait, références biographiques, biométriques, numéros, chiffres, codes, empreintes, marques et signaux de toute nature, et de la personne, et de son habitat, de son véhicule, de son blog, de son groupe sanguin, de son ADN, de sa profession, de ses origines ethniques, de ses choix philosophiques et politiques, de ses appartenances confessionnelles, partisanes et syndicales, de ses préférences sexuelles, de ses relations, et de son chien pour faire bonne mesure. Aucune société, à ce jour, n'a jamais disposé de tant d'outils technologiques pour surveiller, encarter, enrôler et contrerôler, embrigader et numériser, à côté de quoi nos anciens fascismes relèvent de la préhistoire! Inutile de créer des cellules de contrôle "prolétarien" ou "national". Souriez, vous êtes fichés! Et chaque jour de nouveaux instruments de surveillance, d'espionnage technologique et informatique viennent renforcer, corriger, "finaliser" comme on dit aujourd'hui les anciennes sources d'observation. Identité! Ah le beau monstre idéologique! Et dire que tant de gens y croient, en veulent encore de cette maudite identité qui nous vaut les guerres, les massacres, les revendications nationalistes, les pogroms et la barbarie, sous toutes les formes imaginables!

Plus qu'"un animal politique", et avant tout, l'homme est "un animal de horde" (Freud). Dès lors la création d'une authentique, paisible et durable universalité est pour le moins problématique. Et les religions qui se disent universalistes, je mets à part le bouddhisme qui n'a jamais persécuté personne mais qui n'est pas exactement une religion, n'ont fait autre chose que de substituer à la barbarie locale une forme inédite de barbarie continentale, exerçant le massacre à plus vaste échelle!

Identité, faux concept! Car enfin, pour la définir, pour lui donner un contenu pensable, il faut, paradoxalement, emprunter ailleurs, dans l'Autre, des éléments différenciants. Je ne peux définir un terme que par différence. Un signe linguistique est très exactement ce que les autres ne sont pas. Pour dire ce qu'est un chat je l'opposerai au chien, au rat, au lapin, à l'ours etc., faisant inévitablement le tour du dictionnaire pour tenter d'en rendre compte. Il me faut la batterie des autres signifiants (Le Trésor des Signifiants) pour délimiter celui-ci, et ainsi de tous les autres. Et encore, au terme de ma recherche, puisqu'il faut bien s'arrêter, je n'aurai nullement saisi dans l'esprit la nature du chat, victime involontaire d'une approximation indépassable du langage. Bref, aucune identité ne peut se soutenir de soi-seule.

Cela se voit très nettement dans les identifications régionalistes, nationalistes, ou idéologiques : les gens s'étripent d'autant plus ardemment qu'ils ont le plus grand mal à se différencier des voisins immédiats, et ainsi la barbarie la plus atroce s'exerce-t-elle le plus volontiers sur le cousin, le frère, le consanguin, le "métèque", soupçonnés d'être d'infâmes agents de corruption identitaire. Voyez les exterminations dans l'ex-Yougoslavie.

Pas d'identité sans identification, donc de mouvement vers l'Autre pour en saisir l' "essence identitaire", tout en prétendant s'en différencier. Pas d'identité sans aliénation, c'est à dire de dépossession de soi dans l'assimilation de l'autre ou à l'autre. Cela ne souffre pas d'exception.

On dira : mais que faites-vous du principe d'identité? N'est-il pas le fondement de la logique? Eh bien non, car il est lui-même une absurdité logique. Si je dis : "un chat est un chat", en quoi le second chat est-il le même que le premier, puisque je les distingue? D'ailleurs on voit bien dans la formulation même un déplacement d'accent, une sorte de sourde insistance, une intention critique, un volontarisme qui déségalisent : les chats ne font pas des chiens. C'est que la différence du chat d'avec les autres espèces voisines est d'emblée posée en filigrane dans le discours. En toute rigueur je ne peux formuler d'identité sans créer de la différence.

Notre interlocuteur s'impatiente : "Mais enfin, vous admettrez-bien que A=A . Cela est irréfutable!" Cet argument, voyez-vous, ne me troublera pas. Car ici encore, pourquoi voulez-vous redoubler le A, et le mettre en relation avec un autre A, supposé clore à jamais la fuite du discours? Ce redoublement même est l'indice de l'impuissance. Il faudrait dire, sans plus : A - sans ajouter quoi que ce soit. Mais du coup ce A n'a plus de contenu. Ce que je voulais démontrer.

Mais à tout cela, qui peut paraître frondeur, Pyrrhon nous a de longtemps initié. Contre Aristote, théoricien du principe d'identité et du tiers exclu ( A=A, il n’y a pas de tierce possibilité entre A et Non-A), Pyrrhon fait voir, et sentir, le caractère insaisissable, immaîtrisable, indéfinissable donc, de toute chose au monde. "Pragmata", et non pas "onta" : des choses évanescentes, et non des étants, des réalités fixes, ou des concepts. Aucune identité, ni ici ni là-bas. Rien que des phénomènes, des processus, des indéfinissables. J'en ai parlé souvent, et je ne veux pas insister. Mais quelle libération dans cette philosophie - là! Quelle ouverture!

Si seulement cette liberté-là pouvait se traduire dans la vie pratique! Sans doute faut-il être Pyrrhon en personne pour vivre et s'épanouir dans cet air épuré de la non-identité! Au moins, que la philosophie, à défaut de toute politique et de toute morale, nous initie à penser l'universalité, à la goûter! Hors de tout souci de définition, ici, et dans le grand art peut-être, la singularité non identitaire et l'universalité se conjuguent-elles dans l'authentique culture.

 

 

 

 

3 Désidentification

 

 

 

Bouddha nous enseigne ceci : ne vous identifiez ni à la terre, ni à l'eau, ni au feu, ni à l'air, ni à l'espace (les éléments naturels externes et internes).

Ne vous identifiez ni au corps, ni à la sensation, ni à la perception, ni aux constructions mentales, ni à la conscience (les cinq skandas, ou ingrédients composant la personne)

Ne vous identifiez à aucun dogme, aucune idée que vous n'ayez expérimentés par vous-même. Plus tard, plus radicalement encore, il nous recommande de ne pas nous identifier au vide ni au non-vide, ni à la forme, ni à la non-forme, ni à l'alliage de la forme et du vide, ni au non alliage de la forme et du vide. (Théorie de la vacuité : anatta)

Qu'est-ce à dire? Ne vous identifiez à aucun élément naturel ou mental, et pour autant, de sombrez pas dans le nihilisme qui ruine toute réalité au nom du vide, ni dans l'éternalisme qui pose l'existence de choses ou de substances impérissables. Tout est impermanent, donc toute identification, en tant qu'elle fige l'esprit dans une position donnée, est fondamentalement erronée, fallacieuse et illusoire. L'identification est un piège mortel. Se dégager, sans faire de son dégagement une autre idéologie! Nirvâna, c'est à dire littéralement extinction de toute croyance, identification et non-identification!

On mesure l'extrême difficulté de la tâche, voire son impossibilité! Aussi les vrais bouddhas sont-ils rares de par le monde! Même le bon Schopenhauer n'arrive pas tout à fait à boucler le programme, c'est dire!

Dans son infinie clémence Bouddha ajoute toutefois, et cela en surprendra plus d'un, que si le pratiquant ne parvient pas à se désidentifier complètement, il vaut mieux encore qu'il s'identifie à son corps plutôt qu'à son esprit. Bouddha, qui est réaliste sur le plan psychologique, a de bonnes raisons de se méfier de notre tendance à surestimer la puissance de la conscience, et à s'identifier à l'Absolu lui-même, dont il a pourtant ruiné la consistance avec la thèse de l'impermanence universelle. Il vaut encore mieux en revenir au corps, dont l'impermanence est flagrante, tous les jours observable, dans les "outrages du temps", la maladie et la mort. Le corps nous enseigne une part essentielle de la vérité là où l'esprit a une tendance fâcheuse à nous faire miroiter des paradis inaccessibles, de faux nirvânas, et d'illusoires délivrances. Rien n'arrête, si ce n'est la pratique assidue, cette folie de la conscience ou de l'inconscient à fuir le réel, à fomenter des fantasmes de toute nature et à se bercer d'illusions, comme on fait dans le brahmanisme, et globalement dans toutes les religions. Ah merveilleux Siddhârta! Nul ne t'a jamais dépassé en intelligence.

Ce qui me frappe en ce point, c'est la convergence inattendue de Bouddha et d'Epicure! Bien sûr Bouddha n'est pas matérialiste comme Epicure, et il condamnerait sans réserve une philosophie qui affirme l'universalité indépassable des corps. Il n'empêche : les deux thérapeutes se rencontrent bien sur ce point : impermanence de toutes les formes, y compris mentales, retour au corps comme lieu privilégié de réflexion sur la non-structure des choses ( Bouddha recommandait entre autres exercices de méditer devant le cadavre, ou dans les cimetières, autant que devant la beauté des spectacles naturels), caractère définitif de la mort empirique (Dôgen : "la cendre ne redevient pas bois"), réalisme psychologique extrême, méfiance indéracinable à l'égard des "constructions mentales" et des idéologies. Tout le reste les sépare, mais il était important de souligner sur ce point précis cette convergence autant surprenante que révélatrice : le corps d'abord, comme lieu de vérité.

Il vaut encore mieux s'identifier au corps qu'aux constructions mentales. Mais attention : le contemporain va croire qu'il s'agit du corps comme image de soi et va se précipiter devant son miroir. "Miroir, mon beau miroir ... et mon mouroir!". Je pense que c'est encore une esquive, même si nous voyons irréversiblement notre corps se dégrader. On peut toujours rêver d'une résurrection des corps à la fin des temps, comme font les Chrétiens! Mais quel corps? Celui de l'enfance, l'embryon, le fœtus, l'homme mûr, le cadavre en décomposition, le corps sans organe? Tout cela est d'une absurdité renversante. Il  ne s'agit que du corps réel, celui "de la terre, de l'eau, du feu, de l'air et de l'espace" c'est à dire les organes secs ou humides, les humeurs, les vents internes, l'air que l'on inspire et expire, les cheveux et tous les orifices, glorieux ou pas. Même les toilettes, et la défécation peuvent être objets de méditation. La pensée bouddhique est impitoyable. Rien de notre misérable condition ne nous sera voilé ou épargné : c'est le réel tel qu'en lui-même...Quand nous pensons corps nous pensons plaisir ou saleté, goût ou dégoût, mais rarement nous nous prenons pour ce corps en composition et recomposition. C'est là trivialité, vulgarité, obscénité, ou complaisance macabre. Mais cela est aussi une extraordinaire école de réalisme physiologique et psychologique.

Il faudrait bien sûr dépasser rapidement cette identification au corps. Après tout dira-t-on, nous ne sommes pas que des corps. Et d'énumérer nos merveilleuses facultés d'imagination, d'invention, d'intelligence. Et c'est reparti! Il va falloir dégrosser la prétention, la suffisance, l'orgueil, la vanité, l'illusion, l'ignorance, la méconnaissance, la fierté, l'abjection, la perversion et tous les autres crimes potentiels. Est-ce possible? Personnellement je ne le crois pas. On peut dégrossir en effet, mais comme dit Pyrrhon "il est bien difficile de dépouiller l'homme". En termes bouddhiques : "Il est bien difficile d'accéder au nirvâna, et pour beaucoup il y faudra plusieurs cycles d'existence".

Revenons à notre problème : "s'identifier à" revient à "s'aliéner à", c'est à dire à corrompre sa nature, à fausser ses représentations en se prenant pour un autre, ou pour le défenseur d'une cause, d'une profession, d'un idéal. On aura compris que se désidentifier est une condition préalable de salut. Mais les réidentifications guettent de tous côtés, tel ce philosophe qui fut successivement chrétien, marxiste, musulman et que sais-je encore! Essayez un moment de vous désidentifier de tout! Vous serez toujours encore père de famille, fils de votre père, ou Européen, Périgourdin ou Breton. Comment pourrions-nous nous désidentifier totalement? N'être plus rien que nous même, sans référence externe, sans affiliation, ou pour parler comme les Orientaux, sans "karma"? Ce serait en effet le nirvâna. Est-ce possible dans les conditions pratiques de l'existence, dans l'exercice de sa profession, dans sa famille, dans son intimité privée même? Nous sommes condamnés en fait à cacher notre identité, à supposer que nous l'ayons trouvée, ce qui ne veut pas dire grand-chose. Mais admettons. Supposons que j'aie pris conscience de mon identité, c'est à dire, dans ce contexte, de ma singularité absolue, indéracinable - (soit dit en passant une telle thèse est peu bouddhique si l'on estime qu'il n'y a jamais de permanence, même pas du supposé Moi) - mais il faudra bien que je compose avec le monde, que je triche parfois, mente parfois pour d'excellentes raisons, d'ailleurs qui en jugera? Théoriquement c'est possible. Montaigne l'affirme tranquillement : "Le maire de Bordeaux et moi avons toujours fait deux". Posons donc, à titre d'hypothèse, une identité personnelle et singulière, qui, par nécessité, joue un certain jeu, jusqu'à un certain point, sans s'identifier à ses rôles. C'est ce que Lacan appellera le "semblant". Pour vivre il faut se compromettre dans le semblant. Cela ne devrait pas nous priver de notre singularité.

Mais au-delà? Je ne peux pas dire que je m'identifie à moi-même, car alors je m'aliène dans la réification. Je ne dois m'identifier à rien dans le monde, ni aux autres, ni à moi-même, ni aux valeurs ni aux idéaux. Que reste-t-il? Winnicott dirait "le vrai self". Jung : "le Soi". Lacan : le réel en de ça du sujet. Pour Bouddha il ne reste que l'impermanence et l'impersonnalité du nirvâna lui-même. Et pour moi, plus humblement : une singularité sans dénomination possible, un réel innommable à jamais, et comme chez Pyrrhon, "une chose" - à entendre non comme substance, mais comme processus inconnaissable, sans mesure et sans forme définie, à jamais ouvert, singularité impensable en relation avec toutes les autres.

 

 

 

 

4 L'Obsession d'être

 

 

 

 

Sans identité... Cela paraît une imposture, une bravade, une provocation, quand de tous côtés on réclame, on affiche, on proclame : je suis ceci et cela - quand on brame, on feule, on rugit : je suis, je suis, je suis...C'est un formidable concert universel de prétention, de revendication, d'affirmation, chacun y allant de son identité affichée, proclamée, exhibée comme un trophée de guerre. Mais quoi, tout cela n'est-il pas un peu ridicule? Dans cette course éperdue à l'identité, sans doute s'agit-il moins de l'identité que de la différence, chacun cherchant désespérément un signe définitif par quoi il se fait valoir comme unique, irremplaçable dans sa propre certitude d'être. Voilà le vœu, l'obsession, l'idée fixe : être! Et pour être on croit qu'il faut passer par l'aval de l'autre, par sa réassurance, par son attestation : oui tu es puisque tu existes pour moi, puisque dans ta demande je reconnais une exigence légitime, tu existes, donc tu es. J'existe pour les autres, donc je suis. Cela fait série : identité (revendiquée), existence (pour autrui), donc être. C'est l'être que nous désirons pathétiquement, précisément parce que l'être nous manque, se dérobe à toute prise, et nous manquera toujours.

Le théiste se console en pensant que, si à lui l'être manque, il y a au moins un Etre à qui l'être appartient par essence. D'où l'adoration de Dieu en qui le croyant se réassure lui-même contre la finitude et la mort. Dans les croyances il ne s'agit jamais que du sujet, l'objet de croyance étant un objet narcissique idéalisé destiné à colmater la faille.

J'ai, comme tout un chacun une identité, mais elle est seconde, fabriquée, imprimée sur la peau par mes diverses appartenances, fonctions et obligations. Tout cela ne fait pas un être, tout au plus un paraître, une signalétique, une inscription symbolique, inévitable, nécessaire dans le système où nous sommes. Même le nom, auquel pourtant nous tenons plus que tout, qui nous semble si proche, si consubstantiel, ce point de capiton qui lie ensemble le sujet comme tel et son inscription sociale, même le nom est convention, héritage et aliénation. Je me nomme, en me nommant je sais que je ne me nomme pas tout à fait, que "je suis" autre chose que ce que le nom présentifie, ou plutôt je vois que le nom ne fait qu'indiquer une place, sans définir, sans identifier. On dit bien : je m'appelle Untel, ce qui en toute rigueur introduit une dualité entre l'appelant et l'appelé. Dualité salvatrice. Je m'appelle Untel, et non pas Je suis Untel. Nuance essentielle, bien que généralement inaperçue.

Dans ce monde de la dictature publique, de l'exhibition généralisée, de l'espionnage consenti, où la sphère privée se racornit et se dessèche, où l'apparaître-pour-autrui tient lieu de personnalité, il est plus urgent que jamais de réapprendre à penser. Non pas cultiver les illusions du narcissisme - ce qui ne gêne personne et conforte admirablement le programme de l'idéologie en vogue - non pas s'isoler dans sa tour d'ivoire et se recroqueviller sur son petit moi, mais s'ouvrir à l'appel de l'ouvert. Etre au monde sans être du monde. La recherche de l'identité est un leurre, une quête sans objet. "Sans qualités" disait Musil. "Sans gravité" écrivait Melman. Si je dis "sans identité" c'est pour mettre le doigt sur la blessure intime : sous la couche de nos identités d'emprunt qui colmatent fallacieusement la faille on trouvera la plus amère angoisse ET la source vivante de toute créativité.

 

 

 

 5 Filet noir

 

 "Dis-moi ce qu'est le juste, toi qui veut traîner ton père en procès!". Le malheureux interlocuteur de Socrate pourra s'échiner tant et plus, il est bien évident qu'il ne trouvera pas de définition, et ce ne sera pas de sa faute : ce qu'il ne voit pas, et Socrate pas davantage, c'est qu'une définition est à jamais impossible, qui dégagerait la chose en soi, puisque pour la définir il faut s'appuyer sur une batterie de termes voisins ou opposés, tous aussi peu définissables en soi, si bien qu'on ne définit jamais rien, si ce n'est par convention : j'appellerai "droite" la ligne la plus courte qui va du point A au point B. C'est ainsi que l'on fait dans les sciences, et l'on fait bien puisqu'en somme on ne peut jamais aller au-delà.

Dans le domaine psychologique il en va évidemment de même, puisque c'est la loi du langage. Mon identité c'est d' abord la carte du même nom, sans laquelle je ne suis plus rien socialement parlant. "Vos papiers, monsieur, et plus vite que cela!". Et que donne une carte d'identité? Un nom - celui de votre père vraisemblablement - un ou deux prénoms qu'on vous a collés gratuitement à votre naissance, des dates diverses, des chiffres "identificatoires", ou, par mauvais temps, une étoile jaune, bref vous êtes un numéro dans le vaste échiquier du socio-politique, étiqueté, classé, répertorié, immédiatement repérable où que vous soyez pour peu qu'on ajoute la carte de crédit, le chéquier, la carte électorale, le numéro de portable - il est effrayant de voir combien votre fameuse identité est en fait désidentifiée, chosifiée, réifiée dans cette société "libérale" de contrôle absolu. L'identité sociale est la plus merveilleuse machine d'aliénation qu'on ait jamais inventée, discrète, imparable, sans ratage ni échappée possible - du moins pour celui qu'on qualifie d'honnête citoyen.

On me dira que je joue sur les mots, que l'identité ne se limite pas à un grimoire fumeux de gendarmerie. Soit. Vous dites que vous êtes de telle ou telle région, vous voilà donc périgourdin ou breton, que vous pratiquez telle ou telle religion, vous voilà donc protestant ou bouddhiste, que vous exercez telle profession, vous voilà ingénieur ou manœuvre, et ainsi de suite. A chaque fois vous subissez une réification supplémentaire, à se demander où est passé le bonhomme! Eh bien, justement, il est trépassé sous le poids des chosifications, définitions-finitions successives! Mais alors, direz-vous, il ne resterait plus rien? Qui sait? En tout cas quoi que vous disiez de plus, cela ne fera que rajouter un élément supplémentaire de chosification : "j'étais manœuvre, j'ai suivi les cours du soir, me voilà ingénieur, je ne crois pas en dieu, ni à rien d'ailleurs, si ce n'est à l'honneur de la patrie". Bien. Vous voilà donc patriote, et ce terme vous convient aussi peu ou aussi bien que tous les précédents. Faites le tour du dictionnaire, pas moyen d'échapper à cette barbarie civilisée.

Aujourd'hui, face à la globalisation, les crises identitaires reprennent de plus belle, avec leur charge émotionnelle dévastatrice. Chacun se sentant noyé dans l'immense empire de l'ultracapitalisme mondial va se chercher de petites causes identitaires locales, plus ou moins obsolètes, pour protester de son irréductible originalité. Chaque groupuscule y va de sa pathétique guerre de religion, ne serait-ce que pour la sauvegarde du pinard local ou des handicapés de la main gauche! Qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse. L'ivresse d'une identité affichée, exaltée jusqu'au sublime, affirmée jusqu'au trépas. Je suis ceci ou cela qu'importe, mais par là je suis!

On me raconte qu'il est impossible de pénétrer sur le territoire américain sans s'être préalablement réclamé d'une confession religieuse, n'importe laquelle pourvu qu'on en ait une! Il faut croire que là-bas on n'aime pas l'indéterminé, l'incertain, l'indéfini. Permanence du bon vieux Western : " Un bon apache est un apache mort".

Mais alors qui suis-je? Impossible de le dire. Et si vous perdez vos papiers à l'étranger, si vous perdez la mémoire en plus, qui êtes-vous?

Le "Qui" n'est pas le "Que". L'identité ne livre que le "que", et encore! Car on peut tricher, au moins un certain temps. Dans la dictature absolue qui nous guette on ne pourra peut-être même plus mentir, dissimuler, simuler ou extravaguer ; nous serons tous fichés jusqu'au trognon, aussi localisables que le prisonnier lâché sous conditions avec une puce électronique dans la peau. Cette aimable tyrannie fera rire des machines grossières et patibulaires d'un Hitler ou d'un Staline. Plus besoin de goulags. Le goulag s'installe insidieusement à chaque coin de rue, à chaque nouvel appareil de surveillance, à chaque radar, et demain il y en aura partout, jusque dans le Surmoi de chaque "citoyen", avec en plus, vraisemblablement, la bénédiction collective! Que ne ferait-on pour la sécurité?

Citoyens Lambda du monde entier, que faites-vous pour votre sauvegarde?

Loin des religions, sectes, fratries et autres confréries le philosophe est celui qui est concerné par la question de la singularité. " Que sais-je" demandait Montaigne. Aujourd'hui la question est plutôt" Qui suis-je?". Et cette question ne supporte aucune réponse positive qui nous ferait retomber dans le marécage de l'identité. Pourtant il faut bien un mot. Le terme "singularité" me semble le moins mauvais, pour l'instant du moins, pour qualifier cette "chose" que nous sommes chacun de nous, irréductible à toute définition, tout concept, tout savoir et prévoir, - sans quoi la dictature aura déjà répandu son filet noir sur le monde habité.

 

 

 

 

6 Idiosyncrasie

 

 

 

Idios : qui appartient en propre à quelqu'un ou à quelque chose. Qui a un caractère ou une nature à soi - d'où : séparé, distinct, particulier.

Idiotès : propriété ou nature particulière.

Idiosyncrasie : Terme de médecine. Disposition qui fait que chaque individu ressent d'une façon qui lui est propre les influences des divers agents.

Ainsi - bonne nouvelle - nous sommes tous, peu ou prou, des idiots! Mais dans un sens bien différent de ce qui se dit, et fort positivement! Idiots du monde entier, donnons-nous la main!

L'idiosyncrasie se dit du tempérament, de la sensibilité, des dispositions ordinaires ou fondamentales de notre nature propre. A quoi on peut faire correspondre fort justement le terme de "singularité" : qualité de ce qui appartient à un seul individu. En toute rigueur il faut distinguer la singularité de la particularité, qui désigne la partie d'un tout, sans y supposer une quelconque différence propre par rapport aux autres parties de ce tout. Le particulier s'entend par rapport au général, impliquant la préséance du tout sur la partie. A l'inverse le singulier ne se réfère qu'à soi, en soi et par soi, sans aucune comparaison, sans identification ni différenciation. Le singulier est ce qu'il est, dans une incompréhensible et sublime tautologie. On ne peut rien en dire, car tout discours réintroduit de fait des références à l'Autre, brisant l'unité admirable et la parfaite identité de soi à soi. Indéfinissable, sans critère ni valeur assignable, le singulier défie la logique, ce qui la rend suspecte a priori, sans épuiser jamais l'énigme "physique" de son idiosyncrasie irréductible.

Le politique, par essence, craint le singulier, là où il s'accommode assez bien du particulier, rangé sous la loi de l'ordre commun. Le particulier, c'est le sociétaire, le citoyen, l'homme privé sous la bannière du public. On pourra toujours le contraindre s'il fait mine de contester. Il y a les institutions, les polices et les tribunaux pour le réduire. Le singulier, à l'inverse, c'est ce minimum qui échappe à toute discipline, contention et mise en demeure. Certes on peut l'écraser, la force est du côté du public, mais on ne pourra pas toujours le réduire au silence, même dans les plus féroces dictatures. Refoulé, banni, embastillé, il fait retour dans les consciences, sous les casques, les édits, sous la torture même, pour clamer son droit naturel et irrépressible à l'existence. Il se manifestera en sous-main, dans les humoristes, les artistes, fera école sous le conformisme officiel. De Gaulle déclara un jour à ses policiers qui voulaient coffrer Jean Paul Sartre : "On n'arrête pas la pensée".

La philosophie même n'a pas toujours été exemplaire en ce domaine. Trop souvent servante du sabre et du goupillon elle s'est corrompue dans les arènes du pouvoir, justifiant la contrainte d'Etat et disqualifiant subrepticement le singulier. C'est que la philosophie se veut universelle, amoureuse des lois générales, unifiant illusoirement les savoirs et les pouvoirs sous la dictature de l'Un, image mondaine de la souveraine puissance, source de toutes les puissances. Je réprouve cette fascination de l'unité et de la synthèse. Je veux bien qu'il y ait de ci de là quelques régularités dans le monde, quelque prévisibilité, mais décréter un ordre supérieur, une harmonie d'ensemble ou quelque dessein de finalité universelle, je ne le puis. Je vois partout des différences, et jusque dans le semblable. Un lecteur me demande qui est ce fameux "je" que l'on ne saurait définir que par relation à l'autre, arguant du mot de Rimbaud : "je est un autre", que nul "je" ne se peut valablement concevoir. Je réponds à la manière d'Homère : " Comme il en est de la nature des feuilles, ainsi de celle des hommes". Cherchez donc deux feuilles identiques de par le monde : il y aura toujours une petite nuance de couleur ou de forme, un atome d'écart qui vous détournera de conclure à une identité absolue. Chaque feuille, comme chaque homme, présente une originalité irréductible, un je ne sais quoi qui l'arrache à la répétition pure et simple d'un format préalable, d'une Forme intelligible. La nature est la dispensatrice de la différence illimitée. C'est nous, qui dans notre imbécillité, ne pouvons souffrir cette variété infinie et qui prétendons tout ramener à des normes, des règles, des idées et des lois générales, au prix d'une méconnaissance aveugle de la multiplicité inépuisable : lacération de Dionysos.

Je ne gaspille plus mon temps à rechercher une définition du sujet, une identité propre et irréductible. Elle existe de toute manière, aussi sûrement qu'il existe des feuilles, avant toute analyse conceptuelle. Cette décision éthique, qui redouble simplement le fait de nature, nous dispense de bien des efforts et de maux de tête. Simplifier, voilà mon mot d'ordre. Il faut, hélas, bien des détours, pour retrouver les évidences premières. Comme disait Hölderlin : c'est le plus proche qui est le plus difficile.

 

7 Diogène d'Oenanda

 

 

Sartre : "je me pose en m'opposant". Nous voilà bien emmanchés! Cat enfin s'opposer c'est encore s'inscrire dans le champ de l'autre, tout en prétendant s'en exclure. La perspective reste réactive : je suis ce que l'autre n'est pas, l'autre n'est pas ce que je suis. C'est là un moment, nécessaire sans doute, mais qui doit se dépasser lui-même pour s'abolir dans l'affirmation de la singularité.

La singularité est sans concept, sans définition possible puisque tout concept est différentiel. Il en résulte qu'aucun savoir du sujet n'est possible. "Connais-toi toi-même" est une belle formule, mais creuse. Si l'on veut lui donner sa véritable portée il faut la désenclaver de tout projet de savoir, pour la rendre à la vérité. Ce qui est vrai, mais indicible, c'est précisément la singularité.

La singularité c'est la manière dont un être du monde vit son apparition, son développement et son déclin.  Aussi est-ce la plante et l'animal qui expriment le mieux la "physis", comme mouvement originel et original vers le déploiement, puissance originaire. La plante ne quitte pas sa nature, ni l'animal s'il n'est domestiqué. Le cas de l'homme est évidemment tout autre puisque sa nature n'est pas fixée, puisqu'il vient au monde immature et inachevé, que sa faille de nature est prise en charge par le groupe social qui le modèlera selon ses propres normes et exigences. Il en résulte qu'il est bien difficile de dégager une supposée nature de l'homme. Aussi la question de la singularité de l'individu est-elle infiniment problématique.

Pris en charge par le groupe, normé, et formaté, comment l'individu pourra-t-il sauvegarder ce qui fait sa singularité? Certains se réjouissent de voir l'homme enfin domestiqué, lié, voué au bien collectif, enfin rendu à la "raison", au devoir, à sa vocation intelligible. La religion n'est pas bien loin, jusque dans Rousseau et chez Marx.

D’autres, tels les Kuniques, rejettent violemment le social conventionnel au nom d’une vérité de nature qu’il s’agirait de restaurer. Mais le vrai problème se pose en d’autres termes : tout en intégrant ce que la société et la convention ont pu avoir de positif, conserver la disposition naturelle, la renforcer au fil de l’apprentissage, puis, dans l’âge mûr, se livrer à un rigoureux travail de décantation, d’épurement, de dépouillement. Tels furent les épicuriens, les pyrrhoniens, et tels, sous d’autres cieux, les taoïstes. Leur pari, qui peut paraître insensé, est d’estimer qu’il est possible de dégager la singularité, de l’affiner et de l’affirmer, de soigner la maladie, de rétablir la santé. Diogène d’Ouganda :

«Nous avons chassé les craintes qui nous possèdent en vain ; quant aux affections, celles qui sont vides, nous les avons complètement retranchées ; celles qui sont naturelles, nous les avons réduites à fort peu de chose, ramenant leur grandeur au minimum ».

 Je m’inscris de plein pied, avec ferveur et reconnaissance, dans ce mouvement de libération pluriséculaire qui s’efforce de rendre à l’être humain la joie de nature, la confiance dans sa puissance originelle, qui dénonce inlassablement les supercheries et les motifs de crainte, les délires et les soumissions. Il n’est pas tolérable que, sous le motif de la nécessité du lien social, on en conclût au sacrifice de la singularité. C'est elle au total qui confère à la culture sa diversité et sa beauté.

 

 

 

 8 Haro sur le chapon gris

 

 

Un groupe de chapons s'ébat dans son enclos, tous noirs de jais, à l'exception d'un seul, affublé de quelques taches gris-clair. Que se passera-t-il? Les chapons noirs repoussent violemment le gris dans un coin, le harcèlent de mille et mille manières, le piquent, le poinçonnent, le ratatinent, le maltraitent à l'envi, et le mettront à mort si le fermier ne vient à la rescousse pour retirer le malheureux à la vindicte générale.

"Hé quoi, dira quelqu'un, les hommes ne sont pas des chapons. Ils ne martyrisent pas l'original".

"En êtes-vous bien sûr?"

De fait ce n'est que dans une culture fort avancée, économiquement stable, assurée de son présent et de son avenir, qu'une certaine tolérance à l'égard du différent, du singulier, de l'original peut apparaître. Longtemps, ce que nous appelons aujourd'hui l'individu n'existe absolument pas, n'a pas de place dans la psyché collective. Ce qui me frappe dans les textes d'Homère, en particulier dans l'Iliade, c'est que les hommes n'y ont d'identité que publique, définis exclusivement par leur appartenance à telle famille, à tel groupe civil et militaire, figés dans leurs statuts, leur vaillance obligatoire ou leur faiblesse coupable. De même pour la tragédie attique, notamment chez Eschyle. Une certaine singularité individuelle se fait péniblement jour dans la littérature tardive de l'Antiquité. Elle sera plus tard une évidence des Modernes.

Ne nous y trompons pas : ce "droit" à la singularité est assez illusoire, même chez nous. Il suffit d'une crise économique, d'un conflit social ou d'une tension internationale pour que reviennent immédiatement les haines. Lorsque Romain Rolland, pendant la guerre de 14, tente de se placer "au-dessus de la mêlée" il est traité de Germain. Lors des crises économiques américaines les Petits Blancs exaspérés allaient ratisser les quartiers pauvres, s'emparaient du premier Noir venu et le pendouillaient sans cérémonie.

Le singulier est toujours la cause restante du malheur public, le pharmakon tout désigné. Et c'est lui pourtant qui fait éclore les fleurs les plus subtiles de la culture. Créer une civilisation qui favorise les éclosions multiples au lieu de les combattre, voilà qui ferait un beau programme!

 

 

 

 

9 Mozart!

 

 

 

 La singularité c'est du réel sans concept. Du réel dans la mesure exacte où existe un être dans le monde, qui a fait son apparition concrète (genesis), située dans l'espace et le temps, qui se développe selon sa propre logique interne (physis), résiste aux agressions du dehors, un certain temps, puis décline et se désagrège. Tout ce qui est composé se décompose selon l'ordre du temps. A cela il n'est nulle exception. C'est la loi du réel. La singularité est une composition plus ou moins homogène, homéostatique - réelle, et à ce titre soumise aux lois ordinaires de la nature, qui est tout le réel.

Sans concept : cela signifie que cette "nature" du singulier, s'il est toujours possible d'en parler de l'extérieur, la décrire ou l'analyser, échappe à toute conceptualisation, puisque le concept ne fait que fixer des traits généraux, manquant nécessairement à dire ce que la singularité a précisément de singulier. Chaque arbre est unique, quand le concept est général et abstrait, vocable conventionnel, notation commode et fallacieuse jetée sur la diversité infinie du réel. En toute rigueur, de la singularité on ne peut rien dire : le réel est silencieux, alors même qu'il nous fait beaucoup parler.

Des astrologues prétendent écouter le discours des étoiles et en tirer des enseignements pour notre conduite. Plaisante science que celle-là! Mais les étoiles ne parlent pas, et l'univers pas davantage. Je veux bien que l'on dégoise sur la "musique des sphères", mais ce n'est là que fantaisie conçue pour apaiser nos angoisses. Et je préfère encore le mot de Pascal effrayé par le silence des espaces infinis.

De cette proposition générale de la singularité sans concept il faut hardiment tirer les implications. Si l'identité se parle et se commente à foison - voir nos débats politiques - la singularité est muette. Je me heurte ici à une barrière infranchissable, qui interroge la nature même du langage. Le mot n'est pas la chose, il n'en est même pas la copie ou la transposition sonore. Le concept de "chien" n'aboie pas. Le langage fait système, dans un renvoi indéfini du mot à un autre mot, et si tel mot fait référence à une réalité sensible c'est encore par convention. On pourrait imaginer un système de signes totalement autonome, fermé sur soi qui jamais ne désignerait quoi que ce soit de réel, pure logomachie sans référent. Il n'en serait pas moins opératoire dans sa logique propre. Dans le langage courant, qui évite ce délire, c'est par les "points de capiton" que le dire rejoint conventionnellement une réalité donnée : par exemple si je dis chien tout le monde fait la liaison instantanée entre le mot (le signe linguistique) et cette brave bête de nos villes et de nos campagnes. Toute langue digne de ce nom fonctionne de la sorte : des points de capiton viennent régulièrement ponctuer le discours et le rattacher au sensible, nous évitant de parler sans rien dire (et encore, voir nos politiciens!). Mais, sur le plan qui nous occupe, cela ne change pas grand-chose à l'affaire : le mot n'est pas la chose.

Allons plus loin, et tant pis pour nos habituelles certitudes. La singularité est sans concept, sans mot adéquat. Elle fait parler mais elle ne parle pas. Nous tournons autour, mais ne la saisissons pas. Et revoilà Pyrrhon : "les choses sont également immaîtrisables, indécidables, sans critère", et j'ajoute : inconnaissables. De ma propre singularité je ne puis rien dire sauf qu'elle est, qu'elle est moi, ou que je suis elle. Mais c'est là encore trop dire : taisons-nous, écoutons, laissons-agir. "Le Tao que l'on nomme n'est pas le véritable Tao".

La singularité est hors-sens, Ab-sens. La question du sens est induite-introduite par le langage. C'est en tant qu'êtres parlants que nous produisons, exigeons du sens. "Pour-quoi travaillez-vous? Qu'est-ce qui vous fait jouir?". Mais il n'y a pas de pourquoi pour la singularité. Elle est, voilà tout. A ce niveau pré-linguistique, hors-linguistique, nous sommes comme les roses. Je dirai volontiers : la rose n'a pas de pourquoi et c'est en cela qu'elle est la rose. Et de même pour nous, si du moins nous consentons à cet extravagant voyage vers l'originaire.

Ab-sens, la singularité ne signifie rien, n'exprime rien, ne renvoie à rien. C'est nous qui projetons partout de la signification en vertu (en vice? ) d'un conditionnement si général et si ancré que nous ne parvenons plus à penser hors-rapport, hors finalité. Stravinski eut un jour ce mot fameux qui fit beaucoup gloser : "la musique n'exprime rien". Pourquoi vouloir que le musicien exprime ses chagrins d'amour, sa solitude, ses aspirations, ou qu'il témoigne des horreurs de la guerre? Le musicien fait de la musique, il devient musique, et cette musique se passe bien de ratiocinations, de verbiage et de palabres. Devant elle, même le psychanalyste, qui a tant à dire sur tout et son contraire, se voit réduit au silence (Freud dixit, qui n'aimait pas la musique, on voit un peu mieux pourquoi). La rose est à sa manière une musique!

Nous voilà devant les choses, chose nous-mêmes dans une suite incompréhensible et silencieuse de choses. Ici se fait silence, et tous nos discours ne témoignent plus que notre impuissance, à moins que, ô merveille, nous fassions retour à l'épaisseur sensible des choses. Le poète a quelque intuition de cela, mais trop souvent il parle trop. J'aime cette phrase de Sacha Guitry : le silence, après Mozart, est encore du Mozart. Si Mozart peut nous conduire à ces décours où l'enchantement de l'art ouvre au silence du monde c'est qu'il est l'artiste absolu, chez qui la plus petite différence entre le son et le silence finit par s'abolir dans la continuation solitaire et silencieuse de la musique.

 

 

 

 

 

 

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LE CHAOS PHILOSOPHE de Guy KARL
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