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LE CHAOS PHILOSOPHE de Guy KARL
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8 juin 2015

CHAP 4 - DECONSTRUCTION 2 - DE LA PEAU

 

 

                                 CHAPITRE QUATRE : DECONSTRUCTIONS 2 – DE la PEAU

 

 

TABLE

 

 

1 Panorama

 2 La Grande mer

 3 Surface, rien que surface

 4 Image du corps

 5 Sensation

 6 Culture de peau

 7 Décomposition

 8 Feuilles d'automne

 9 Ethique de la peau

 10 Raccordements

 11 Fuites

 12 La Peau psychique

 13 Refus de voir

 14 Erotique de la surface

 15 Diva Voluptas

 

 

 

 

1 Panorama

 

 

 

Fini le vertige des profondeurs! Assez de spéléologie! Retour à la surface, l'unique surface de toutes les choses, la Surface absolue! Satanisme et idéalisme se sont trop longtemps nourris de cette obsession des abysses et des élévations! Et Freud lui-même a cédé quelquefois devant le monstre. Le sujet n'est pas une caverne platonicienne, ni l'ange des Idées pures, mais un être de chair et de sang, un reptile, un saurien, un loup, un carnassier autant qu'un herbivore. Dans ses veines coule toujours le sang de ses innombrables proies déchiquetées. Je le vois rôder le long des ravines, des bois d'automne, au bord des lacs pyrénéens, à la lisière des chaumes, assoiffé, affamé et prêt pour le saccage. Le fauve est en nous, il exsude de tous les pores, et dans l'amour même comment ne pas sentir l'haleine enfiévrée du prédateur? "Animal de horde" disait Freud. Ajoutons : loup déguisé en homme.

Je vois le Moi comme une grande surface, ample, vaguement horizontale, avec des creux et des bosses, des collines, des montagnes abruptes, des pics et des escarpements, des vallées luxuriantes, des forêts impénétrables, des lacs de sérénité, des gouffres, des glaciers, des mers calmes ou furieuses, des vagues assassines, et toute une flore et toute une faune, tantôt dispersée, tantôt agglutinée en hordes, en meutes, en villages, en mégalopoles. Une immense surface et des plis innombrables, voilà qui suffit à se faire une image immanentiste du moi, sans divinité ni diablerie, simplement autochtone et tellurique, maritime et montagneuse, aérienne, éolienne, tout uniment transitive, discontinue et plane. Plate comme le bouclier d'Achille. Toute de pierre, de sable, de rivière et de mer, de nuages et d'oiseaux, de lumière et d'ombre, immensément étalée comme le domaine de Poséidon!

Cette surface est trouée, déchirée par le labour des catastrophes, des ouragans et des tremblements. D'affreuses crevasses côtoient de beaux jardins ordonnés et paisibles. Jour et nuit alternent sans relâche. Et les saisons passent une à une, et tout continue, et le soleil, et les orages et les tempêtes. Le Moi est comme le monde lui-même : rien qu'une surface, sans arrière-monde, sans sous-monde, sans ultra-monde. Tout est lisible à l'œil nu. Mais nous avons perdu le regard panoramique de l'Indien des Rocheuses qui discerne au loin, très loin, les nuages de poussière soulevés par les chariots des Visages Pâles. Nous marchons courbés. Nous avons oublié l'héritage de l'aigle. Nous croyons que les choses sont cachées alors qu'elles sont visibles, toutes proches. Prenez le cas du clivage : on va imaginer je ne sais quelle profondeur où serait dissimulée je ne sais quel terrifiant secret. Secret de Polichinelle! Tout le monde sait que le roi est nu, mais on s'obstine à le voir paré de ses prestigieux atours, couronné de roses et de lys, garant de je ne sais quel mystère définitif. Imagination! dirait Pascal. Opinion! dirait Hume. De toute manière pure farcissure. Le clivage consiste en ceci qu'un mur invisible me sépare de ce que je sais parfaitement et que dès lors je suis excusé de ne pas voir. J'ai longtemps rêvé de châteaux forts, au loin, sur le sommet des montagnes. Je ne pouvais m'y rendre parce qu'un mur de glace m'enserrait dans l'espace immédiat. Le château était là-bas et moi j'étais ici. Point de passage. Le château demeure inaccessible jusqu'au jour où le mur tombe, révélant d'un coup la proximité immédiate de ce qui était toujours là, parfaitement là, et que je n'avais qu'à toucher de la main! Aucune dissimulation! Aucun malin génie! Aucune force de rétention ou de détention. Simplement je regardais ailleurs et je ne voyais rien!

Mais cela on ne peut le comprendre qu'après. Après quoi? La prise de conscience. Le clivage est un défaut de conscience, et nulle machination diabolique d'un prétendu génie du mal. Nulle profondeur, nulle hauteur, rien que la surface, mais découpée en zones discrètes par une intelligence peureuse et tatillonne, ravagée par la peur - de voir! On ne voit rien autant que ce qu'on voit, mais on ne le voit pas parce qu'on redoute de le voir. Le premier ressort contre la peur c'est la distraction du regard.

C'est ainsi que nous vivons morcelés. Zones de lumière, zones d'obscurité, zones de non-droit, zones de contention, de répression et de non-dit, zones d'autorité et d'esclavage, zones de revendications, zones d'illusion, mille et une zones diverses, distinctes, clivées, chacune ignorant l'autre et se voulant ignorée pour la sécurité mensongère d'un moi qui n'a plus aucune puissance d'intégration, de synthèse et d'autonomie. A l'inverse on devine quelle est la clef de la santé : la grande plaine vallonnée, ou la surface ridée de la mer, avec ses rages et ses accalmies, ses vents et ses bonaces, mais ouverte toujours, largement étalée au regard, de toutes parts en contact avec les rives, les continents et les béances infinies de l'horizon.

 

 

 

2 La Grande mer

 

 

C'est à tort que l'on appelle "continent" une vaste surface de terre délimitée par les eaux. En fait le vrai continent, le "contenant" de toute terre, celui qui porte les terres, ces îles aux dimensions extrêmement variables, c'est l'immense océan, dont on sait qu'il représente 70% de la surface de la planète. Donc le continent c'est Okeanos, cette immensité d'eaux calmes ou agitées qui entourent la terre entière, comme dans un embrassement infini. Le dieu de l'océan, c'est Poséidon "l'ébranleur du sol". Et il est bien vrai que la mer est extrêmement redoutable avec ses bourrasques, ses tornades, ses cyclones dévastateurs. Rien ne résiste à la puissance des flots, qu'ils soient marins ou aériens. L'eau est la mère de toute chose, et Okeanos est forcément une énergie maternelle dans sa dualité souveraine de puissance bienfaisante et destructrice. Okeanos est une des formes de la grande Mère universelle.

Il importe pour nous de bien mettre cela en évidence : la mer entoure, porte, engendre, déporte, nourrit et détruit. Elle est le début et la fin, au sens où existent pour toute chose impermanente un début et une fin. Mais elle-même est au-delà, ou en de ça, de tout début et de toute fin. C'est un puissant symbole de l'éternité, tout en étant du réel absolument réel. En elle commence la vie, en elle elle finit. Tout retourne à la mer qui fait jaillir et qui engloutit.

On pourrait penser que la terre est une mère de seconde zone, fille de la première, et toujours liée à elle. D'un certain point de vue toutefois elles n'en forment qu'une. Okeanos et Gaïa, couple fusionnel archaïque, intégralement féminin, à la fois Un et Deux.

Dans mon schéma de la surface du Moi on obtient ceci : des terres émergées, des "zones" plus ou moins reliées entre elles, avec parfois des crevasses terrifiantes, des plateaux marins, des chaînes de montagne, des précipices et des archipels en grand nombre. Mais de toute façon, tout autour c'est à la vaste mer qu'aboutit fatalement tout chemin. Dans quelque direction qu'on aille on finit toujours face à la mer, ou dans la mer.

Cette surface est à la fois infinie et finie. On peut en faire le tour autant de fois que l'on voudra, toujours on sera face à la mer. "Thalassa, Thalassa" criaient les Grecs en retrouvant enfin le rivage après de longues pérégrinations par les routes d'Asie!

Reste que de nombreuses régions échappent encore à notre connaissance. Nous n'avons exploré que la moitié des terres, et à peine avons-nous effleuré la surface des océans! Pourtant il n'est pas de secret : tout est à fleur de terre et de mer. Il faut continuer le voyage!

 

 

 

3 Surface, rien que surface

 

 

 

Dans leur grande sagesse les Grecs ont assigné les Immortels en résidence sur le sommet du mont Olympe. De la sorte ils étaient à la fois très loin, jouissant de cette distance indispensable qui inspire crainte et respect, et très proches, mêlés en tout cas à la tourbe commune, à l'unique domaine de la vaste nature. "Incorruptibles, immortels et bienheureux" ils sont nés des affres de la sexualité commune, issus souvent de quelque inceste bien senti, d'un rapt ou d'un viol plus ou moins consenti, livrés comme tout un chacun aux démons de la jalousie amoureuse, de l'envie destructrice et de la haine tenace. Nés, ils ne mourront pas, c'est toute la différence d'avec les mortels. Différence de taille dira-t-on, j'y consens, mais est-ce une différence de nature? Après tout ils vivent à la surface de la terre, ils sont faits de matière terrestre, ils représentent dans la nature ce qui est rare et précieux, mais nullement un ordre transcendant, radicalement autre comme sera le dieu des monothéismes. Le sommet d'une montagne, voilà la petite différence. Elle suffit à marquer la hauteur indispensable à la divinité, mais incluse dans l'orbe commun du cosmos habité. D'après la légende il exista même un Age d'Or où les hommes et les dieux cohabitaient sagement dans les clairières. Mais ce temps est révolu. Les dieux se sont éloignés, et malgré leur définition initiale ils finiront par mourir.

N'oublions pas les autres divinités subalternes, plus ou moins occultes, celles des sources chantantes, des rivières paisibles, des fleuves déchainés, de la mer et des airs, du vent et des tempêtes, du soleil, de la pluie, de l'arc-en-ciel. Et toutes ces monstruosités infernales, mi divines mi titanesques, qui exsudent leur ennui sempiternel dans les abîmes du Tartare. Mais le Tartare c'est encore la terre, la terre profonde et mystérieuse des cavernes, des grottes et des précipices. Toute une ménagerie de fauves, de cyclopes, de faunes, de spectres hideux et de gnomes patibulaires hantent ces profondeurs et gémissent de concert avec les soupirs endeuillés de la terre. L'Hadès même aura son temple à Elis, et son serviteur philosophe. Toutes ces divinités, aériennes, éoliennes, aquatiques, telluriques et sublunaires ont leur domaine propre, leurs attributs et leurs fonctions, et leurs limites dans un monde globalement un, d'une seule et unique nature : la Physis éternelle. Aucune transcendance, aucun arrière-monde, aucun dualisme, la nature, rien que la nature. Immanence absolue de la Surface Absolue.

Les hauteurs et les profondeurs n'introduisent pas à quelque autre monde. Les précipices n'ouvrent pas la porte sur quelque monde impénétrable. Les dieux n'habitent pas le ciel, mais la montagne sacrée. Hommes et dieux partagent inégalement le même sort dans le même cosmos. Il faut penser la vie psychique comme d'une seule pièce, d'une seule surface, avec des plis innombrables qui s'enroulent autour de formations enkystées, avec des auréoles et des creux, des fissures, des discontinuités, des replis et des plissements, des ruptures de continuité, des cavernes bien sûr, mais toujours de la terre ou de l'eau, toujours de la tourbe et du sable et de la fange, et le séjour olympien lui-même n'est que de terre, de roches et de broussailles!

Il faudra tenter de décrire ces innombrables formes de vie, disparates, diverses et mêlées, antagonistes et amicales qui peuplent la terre et les eaux, et l'azur, et l'âme du feu lui-même, feu du ciel, mais le ciel encore appartient à la même nature. Sur l'immense surface plane et irrégulière il faut penser de brusques chutes et de d'abrupts élancées verticales. Nulle monotonie, mais dans la diversité multiple, incalculable, l'unité de nature est définitivement souveraine.

 

 

 

 

 

 

4 Image du corps

 

 

 

 

 

Je ne suis ni photographe, ni modèle. A vrai dire j'ai depuis très longtemps une sorte de phobie : j'ai horreur d'être photographié, comme, enfant, j'avais horreur des magasins d'habillages divers et variés, des manipulations plus ou moins délicates des vendeuses qui essayaient sur ma pauvre enveloppe leurs fichus pantalons ou pull-over, des tâtements médicaux ou infirmiers, des soins hospitaliers et de toute la gamme des contacts de peau. La chose s'est un peu atténuée, surtout à la faveur des caresses amoureuses et autres gâteries délectables. Mais le fond reste. Je fais toujours un épouvantable client vestimentaire réfractaire à la mode, indécrottablement agreste. Quant à la photo je supporte aujourd'hui de servir d'objet "documentaire", mais c'est toujours par pur esprit de courtoisie. Quant à la photo d'art j'adore, puisque cela ne me concerne en rien dans mon intimité physique.

Je ne vais pas entreprendre une psychanalyse de soixante ans pour chercher l'origine sans doute introuvable de cette phobie. Ma question est : quel rapport psychique entre la photo "de corps" et la peau? Certaines personnes raffolent de ce petit jeu : poser devant un monument, dans un jardin avec belle-mère et bébé, entre deux rhododendrons, face à la fontaine ou sur fond de mer, et dans toutes les situations imaginables. Souvenir de famille, bien sûr, que l'on range au fond d'un tiroir et que l'on oublie bien vite au retour de vacances. Trace d'un passage. "J'ai fait la Grèce avec ma maîtresse, voyez comme elle jolie". Illusion d'intemporalité. Lutte contre le passage, le froissage, le défrisage. Et dans les regards je ne sais quelle complicité avec celui qui se dévoue à prendre la photo, à charge de revanche, une petite allégresse, mais chez certains asociaux comme moi, une secrète mais bien réelle mélancolie. Voilà, c'est dit, la photo me rend mélancolique sitôt que j'en suis l'objet, toujours un peu violé, c'est ainsi, dans mon sentiment d'intégrité.

La photo de "corps" (je ne sais comment dire autrement pour qualifier la prise de vue du corps soit en entier soit en détail) est évidemment une sorte de réplique du miroir. De ce point de vue elle conférerait, suivant Lacan, une sorte de jubilation : ainsi donc c'est moi, dans mon entier, comme mon corps unique, unifié, plutôt présentable, beau peut-être, séduisant encore malgré la bedaine qui menace de faire exploser le pantalon, et malgré les rides qui me strient le faciès. La plupart des gens sourient volontiers. Ils y trouvent un gain de plaisir. Ils se retrouvent, comme l'enfant qui voit son Moi Idéal matérialisé dans un reflet, dans une sorte de fusion mystique avec eux-mêmes, à la fois interne à soi-même dans le ressenti, et externalisé dans le regard de l'Autre. Paroxysme religieux : "je suis celui qui est", à la fois dedans et dehors, toutes distinctions supprimées. Pour une seconde de ravissement je suis Dieu!

La photo me rend l'unité qui ne cesse de se perdre dans les méandres de la sensation, des impressions passagères, des humeurs incontrôlables, des démangeaisons déplaisantes, des émotions et des petites douleurs récurrentes. Sur la photo je n'ai pas mal aux pieds, je ne transpire pas, je ne sens ni bon ni mauvais, rien ne révèle ma douleur secrète, mon angoisse ou mes obsessions. Bien que matériel je suis parfaitement immatériel, comme ces anges musiciens aux plafonds des églises. J'ai peut-être un corps, mais c'est un corps glorieux, immaculé, corps sans organes ni intériorité répugnante, sans digestion ni respiration, sans le sang qui saigne ni les irritantes viscosités organiques. Si j’ai un corps c'est un corps idéal. Et surtout, je ne suis pas un corps - entendons un corps réel qui vit, respire, souffre et jouit! Je suis sorti de l'abjection animale, de la pesanteur physique, de l'esclavage des sens, bref je suis devenu une Image. Une belle image certes, qui semble si vivante, pimpante et triomphante ! Et parfaitement morte!

A présent nous pouvons mesurer la distance infinie qui sépare la peau réelle de l'image photographique. La photo est une surface inerte, inamovible, figée dans son éternité de papier coloré. Froide comme le marbre, insensible et déshabitée. Mais la peau c'est tout autre chose! La peau ça vit, ça respire, ça exsude, ça tremble, ça jouit, ça reçoit les contacts et les métabolise, ça exprime vers le dehors les sensations, émotions, désirs, palpitations, exhalaisons d'une âme et d'une sensibilité active! On sait mieux aujourd'hui que la peau, dans l'utérus, se construit en même temps et au même rythme que le cerveau, comme si la peau était une membrane externe du cerveau, son enveloppe en quelque sorte. Bien autre chose qu'un vulgaire sac qui contiendrait un paquet d'organes plus ou moins ragoûtants! La peau est ce qui permet de construire l'unité corporelle - pas celle, toute extérieure de l'image - mais l'unité organique vivante et vibrante d'un organisme psychophysique! Pour construire vraiment une peau, pour donner une peau à un bébé, il faut le tenir tendrement, le caresser, le câliner, le bercer, lui donner le sein, assez longtemps pour qu'il puisse en sécurité se construire une bouche qui soit autre chose qu'un entonnoir, et un complexe buccal-oral-digestif efficient, source de plaisir et organe de désir! C'est autour de l'orifice buccal qu'il construit des zones érogènes, et par extension une peau de sensibilité, de réceptivité et d'expression! Et ainsi de suite pour les autres zones, qui doivent se raccorder progressivement pour former une peau globale, sans béances catastrophiques, sans zones d'insensibilité et de dégoût.

 

 

 

5 Sensation

 

 

 

Comment assurer le continuum psychique face à la pusillanimité des forces et des mouvements intérieurs?

La première réponse consiste à faire retour à la sensation de contact. On sait que pour Epicure la sensation est toujours vraie, en ce qu'elle instaure un régime de réalité effective, par opposition à l'imagination. Ce qui est vrai c'est d'abord ce que je sens. Et ce que je sens se réalise, se constitue, se cristallise dans un contact sensible, soit épidermique (toucher), soit à distance (audition, vision, olfaction), qui ne sont que des variantes du toucher externe. Tout se joue sur une surface dont le bord est à la fois interne et externe. En somme c'est la peau qui est l'agent de réalité, le critère du vrai. Deux bords, deux plans de corps entrent en relation : la main et la main, la main et l'épaule, la bouche et le sein, les muqueuses de l'un et les muqueuses de l'autre.

Ici se présente immédiatement une difficulté : nous avons tendance à penser ce rapport comme une mise en relation d'un sujet et d'un objet. Moi (sujet) je touche la rugosité de l'arbre (objet). Mais c'est là raisonner dans un contexte qui est structuré par l'habitude, la répétition, l'image mentale, le souvenir, l'usage, la langue et le savoir accumulé. Bref c'est une pseudo-rencontre. Les éléments sont toujours déjà là, dans une préperception fortement, voire totalement constituée. Rien de neuf, ou si peu de chose, va nous surprendre. A la limite on ne fait que vérifier ce qu'on sait, confirmer les savoirs antérieurs. Pour revenir à une authentique expérience de sensation il faut d'abord que le "sujet" soit dissous, c'est à dire éliminé, écarté, forclos. Se vider de toutes les représentations acquises. Quelque chose se présente pour quelque chose, ou quelqu'un, si on tient absolument à sauver l'humain dans la rencontre. Mais dire quelqu'un c'est déjà trop dire : ce qui est réel, et cela seulement, c'est qu'à la surface d'un des corps se produit une stimulation (la peau de la main) pendant que de l'autre s'effectue une pression, une im-pression, qui peut être sentie ou non. J'ignore si un arbre sent le contact de ma main, mais je sais, parce que je le sens, que ma main est qualitativement modifiée par le contact, qui est en ce moment la réalité même, offerte dans un bouquet de sensations tactiles : rugueux ou doux, lisse ou granuleux, chaud ou froid, humide ou sec, agréable ou désagréable. Ce n'est pas à proprement parler un "objet" qui serait donné à une perception, c'est tout au contraire une réalité physiologique, physique, psychique, dont je ne sais rien de plus, en fait, que la somme plus ou moins harmonique, plaisante ou déplaisante, de ses qualités. Toute sensation est affective en même temps que cognitive. Pour bien comprendre la théorie de la sensation chez Epicure il faut revenir à la fraîcheur de l'expérience initiale. Chaque sensation vraiment expérimentée est la première. Aucun sujet ne préexiste à un objet constitué comme tel. Simplement une surface en rencontre une autre, et dans ce "mélange" quelque chose se produit qui atteste l'existence du réel. "Quelque chose existe pour quelqu'un qui en fait la rencontre et qui se sent modifié, aussi légèrement que l'on voudra, mais modifié par ce contact." Voilà les phénomènes, ou, plus simplement "les choses" - entendons par là des "quelque-chose" dont aucun savoir n'a encore rétréci et falsifié la nature.

La sensation est thérapeutique : elle abolit un moment la souveraineté fictive du sujet pour le remettre à l'école de ce qui est. D'où aussi cette méfiance d'Epicure à l'égard des doctrines et des élaborations qui s'éloignent du terrain immédiat. Ne rien admettre dans l'esprit qui est en contradiction avec l'expérience. Ecole de modestie, et non pas d'inculture comme certains médisants ont pu dire. Retour au fait, donc à la nature, entendue ici comme somme des faits disponibles à la sensation.

Remarquons aussi qu’Epicure creuse un écart entre la sensation et la perception. C'est de la sensation qu'il dit qu'elle est véridique, non de la perception, qui est déjà élaboration intellectuelle, conceptualisation et mise-en-mot. Entre la chose et le mot l'écart est immense. Incommensurable. En passant de l'un à l'autre on change de registre. C'est pourquoi Epicure déclare que l'erreur ne vient jamais de la sensation mais de toutes les opinions et pseudo-savoirs qu'on y ajoute. Cette thèse fait hurler les idéalistes qui se méfient des sens, réputés trompeurs (Platon, Descartes), mais elle est parfaitement logique. Car Epicure ne vise pas un savoir conceptuel, ne croit nullement qu'il puisse exister des substances solides et permanentes que le concept saisirait comme dans une pince. Tout au contraire, penser, qui est nécessaire, nous éloigne en même temps de la sensation, et risque d'ouvrir la boîte de Pandore à nos fictions, désirs et illusions. Retour à la chose, voilà qui est éminemment épicurien.

Une application immédiate de ce principe pourrait être un sensualisme du corps propre. En effet, notre corps pourrait être un champ d'observation interne et externe, au lieu de rester figé dans une ou plusieurs images. Le corps c'est d'abord une peau, et non seulement la peau externe, pare-excitation qui enveloppe le tout, mais une somme de peaux, des surfaces internes en contact les unes avec les autres. Vivre son corps c'est d'abord le sentir. D'où l'intérêt de ces disciplines psychocorporelles (relaxation, Chi Gong, yoga etc.) qui nous remettent en contact avec le vivre authentique (et non simplement le vécu). Pour bien faire il faudrait consacrer chaque jour une heure à ces pratiques diverses, qui culminent dans la méditation proprement dite. Aussi me suis-je proposé de créer à mon propre usage une "méditation épicurienne".

La plupart des gens, et moi-même trop souvent, nous ne vivons que par procuration. C'est le centre de la sensibilité dermique qu'il faut réveiller en premier lieu. D'autres pratiques suivront.

 

 

 

 

6 Culture de peau

 

 

 

La peau est une double surface. Surface externe, elle protège, isole et reçoit des stimulations innombrables. Aussi le sujet se forge-t-il une enveloppe, parfois une carapace pour se protéger, filtrer les informations, repousser le désagréable, accueillir l'agréable. Principe de plaisir-déplaisir et sélection. C'est ce que Freud appelait le pare-excitation. Cette fonction est essentielle pour la survie et l'on ne peut que plaindre le malheureux à qui fait défaut cette indispensable filtre, comme chez le schizophrène, et à moindre degré dans certaines affections narcissiques. A l'inverse mettre en place une cuirasse hermétique n'est pas une meilleure affaire. Entre les deux tout un chacun, au fil du temps et des expériences, cherche l'équilibre idoine, toujours instable et menacé. Dans notre langage c'est un des éléments décisifs de ce que nous appelons le plaisir constitutif.

Surface interne ensuite, plan de l'enregistrement. Comme une ardoise magique la peau laisse inscrire des stimulations, des excitations, des messages sensoriels, des courants d'énergie, constituant de la sorte une première mémoire, tissulaire, cellulaire, sensorielle, perceptive voire signifiante. La caresse maternelle inscrit sur la surface du corps un réseau complexe de sensations tactiles, libidinales, olfactives, sonores, premier complexe émotionnel de la libido en gestation. Chez certains mammifères ne pas être léché signifie pour le petit l'arrêt de mort. Il en va de même chez nous. Voir "Le Parfum" de Süsskind. D'autres n'auront que des coups en guise de caresse, seront prisonniers d'un unique canal de communication et deviendront vraisemblablement à leur tour des parents frappeurs. Il est essentiel pour l'avenir pulsionnel et affectif que se constitue dans la petite enfance un double circuit différentiel des sensations signifiantes : l'amour et l'agressivité.

L'embryologie nous enseigne que le développement originel de la surface corporelle se fait en même temps que le développement du cerveau. Si cette indication est exacte elle est de la plus haute importance. Le sujet est immédiatement une peau et un cerveau. Image originelle d'une poussée synthétique, d'un développement à la fois interne et externe, indistinctement. Nous sommes une peau, ou plutôt nous devenons peau du même mouvement que le système nerveux qui se constitue en réseau centrifuge, développant, et enveloppant du même mouvement la totalité du tissu moléculaire. Je dirai : je sens, donc je suis.

Cette dimension a été longtemps ignorée de nos philosophes qui ne vivent que dans leur tête. On a trop rapidement rangé les soucis et les préoccupations de peau sous la bannière infamante du narcissisme, en diabolisant l'image du corps dans les religions monothéistes. On croit que la peau est de l'ordre de l'image, donc de l'imaginaire. Même tendance crypto théologique chez Lacan qui ramène l'imaginaire à un leurre, à un jeu de miroir, à une passion spéculaire. Toujours la domination du visuel sur le pulsionnel comme on voit dans sa fâcheuse théorie du "stade du miroir", où la jubilation inaugurale serait le fruit éblouissant de la contemplation de soi. Ce que nous établissons ici permet de conclure à un stade infiniment plus précoce de la première sensation de soi, voir du sentiment de soi, et pourquoi pas, d''une certaine conscience (inconsciente) de soi. L'histoire du sujet commence dans les premiers effleurements tactiles et sonores in utero.

C'est le langage qui nous ramène à l'évidence : " Je l'ai dans la peau, sauver sa peau, j'aurai ta peau, il ne faut pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué". On rit quelquefois de nos adolescents et de leurs scarifications. C'est qu'ils n'ont pas de peau, et que pour créer leur peau il leur apparaît indispensable de meurtrir la leur, de l'inciser et de la dénaturer, à croire que de la sorte ils restaurent l'identité manquante! C'est dire à quelle extrémité nous en sommes aujourd'hui dans la culture!

Mon conseil : cultiver la peau. Mais certes non comme ces dépressives qui recourent à la chirurgie esthétique et autres maquignonnages et babioles de luxe. Certes non sur le mode obsessionnel. Certes non dans ces pénibles opérations de blanchiments de peau à la Michel Jackson, ou la manière des femmes Hindoues qui par-là croient trouver un mari. Non pas narcissisme, culturisme ou esthétisme.

Primat du pulsionnel. Retour à la peau sensorielle, à la surface de nature. Cultiver la peau sera une activité éthique : plaisir de la stimulation consentie, de l'excitation partagée, des corps mêlés. Où commence ton corps? Où commence et finit le mien? Vient un moment de profonde fécondité où le plus profond, le plus ample, le plus large, le plus immense et le plus indistinct, c'est la peau. A l'acmé du plaisir l'intérieur et l'extérieur perdent leur contour, l'énergie circule sans entrave, Aphrodite nous emporte à l'extrémité des mondes, et les mondes mêmes s'abolissent dans l'Immense.

Et pour le reste, hors des instants orgiaques d'indifférenciation poiétique, cultivons, nourrissons, aimons cette peau par laquelle nous pouvons goûter de manière stable aux délices très ordinaires du plaisir constitutif.

 

 

 

 

7 Décomposition

 

 

 

 

La peau se donne à voir comme lisse, homogène, continue. C'est une illusion. A y regarder de plus près que voit-on? Des trous, des trous par milliards. Bien sûr d'abord les fameux orifices : bouche, oreilles, nez, orbites, anus, fente génitale qui fascinent tant les enfants qu'ils ne se lassent d'en parcourir, d'en explorer les bords. Zones érogènes comme dit l'autre. Mais on peut continuer. Au lieu d'en rester à une opposition factice entre ces zones sensibles qui constituent par leur assemblage hétéroclite un "corps de plaisir "ou "corps érogène", qui expulserait tout le reste dans la catégorie bâtarde du corps de travail, ou corps anatomique, on peut parfaitement étendre le corps érogène à la totalité de la peau. Dans certaines civilisations la peau du pied est éminemment érotique, ou le lobe de l'oreille, ou le torse, ou le cou, et toutes les parties que l'on voudra. De la sorte on bascule dans un érotisme généralisé. Et que faisons-nous donc quand nous sommes amoureux si ce n'est fantasmer le corps de l'aimée comme une totalité vibrante et sensuelle, comme une immense peau de plaisir, si tentante, si proche et pourtant si définitivement inaccessible. Elle est tout, je fais le tour, éperdument, de la prairie fleurie de ses charmes, je m'épuise à en contenir la majesté adorable et je ne saisis, hélas, que telle partie, puis telle autre, éperdu de tension et de faim, et toujours c'est le Tout qui se dérobe! Voyez comment Lucrèce dépeint la frénésie du fou d'amour, qui se débat sans fin dans le labyrinthe d'une prise impossible, quelle fureur le consume dans sa furie de possession. Eros est un grand dieu : il divinise le corps tout entier, englobé dans une fallacieuse et troublante unité corporelle.

Si la volupté tend à l'unification sous l'action du fantasme, l'analyse et l'observation nous donnent un tout autre visage de la chose. Analyser c'est décomposer, déconstruire, émietter, pulvériser. Marc Aurèle faisait remarquer avec une amère ironie que le sage peut toujours se débarrasser d'une fâcheuse tentation de chair en procédant par décomposition. Je ne saurais trop, quant à moi, le suivre dans cet équarrissage, mais sur le fond il a raison : le corps ne "tient" et ne "vaut" que par le fantasme. L'unité de la peau est une construction désirante.

Plus sérieusement : nous disons "la peau", mais il n'existe que des bouts de peau, des trous et des orifices laborieusement raccordés par je ne sais quelle force anatomique, des bosses, des creux, des plis et des replis, des cavernes, des abysses, des montagnes et des vallées, des précipices, des platitudes et des longitudes, des micro-océans et des coupures, des défilés abrupts, des glaciers monstrueux, des volcans plus ou moins éteints, tout une surface de terre et de mer, à l'image du monde visible, mais en miniature, quasiment insondable. On pourrait, à la manière de Pascal, décrire la peau comme un macro univers, un immense vide sidéral, où nagent, à des distances infinies, des villages d'étoiles errantes, de galaxies gigantesques, avec des trous noirs exorbités, des novæ inconcevables flottant à des milliards d'années-lumière les unes des autres, emportées dans le flux innombrable de l'éternité! Entre l'infiniment grand, et l'infiniment petit, "disproportion" de la peau, sans rapport avec toute distance et norme concevable, démesure inqualifiable, ou pour parler comme Pyrrhon, "im-mesurable, in-différente, in-décidable".

On dira que je délire. Mais que non! Ce que je dis là peut se dire de toute chose au monde. De l'étoile et de l'atome. De la feuille et du cosmos. On craindra peut-être une dissolution dans le néant. Une glorification perverse du nihilisme. C'est à tort : que je décompose encore et encore, toujours je trouverai quelque nouvelle "chose" à décomposer. "L'univers ne se lasse pas de fournir". Et puis, de toute manière, que peut l'analyse contre la résurgence imparable du désir? A-t-on jamais vu un passionné se rendre à une argumentation et cesser de flamber? L'instinct d'abord, le fantasme ensuite se chargent bien de reconstruire ces nécessaires illusions qui nous font vivre. Reconnaître la toute-puissance du fantasme ne nous oblige pas de le croire.

 

 

8 Feuilles d'automne

 

L'interne et l'externe sont en perpétuelle corrélation. La frontière entre eux est quasi introuvable. Il est bien vrai que le phonique traverse l'enveloppe de manière immédiate, comme on le sait pour le fœtus qui se nourrit des sons venus de l'extérieur autant que des aliments. Sans doute l'enveloppe sonore est-elle la première démarcation du moi en gestation, bien avant l'élément visuel (stade du miroir) qui n'est peut-être pas si fondatif et indispensable qu'on a bien voulu le soutenir. On pourrait tenter, comme le fait Sloterdijk dans "Bulles" une sorte de préhistoire de la peau : peau sonore, olfactive, tactile, gustative, et visuelle enfin, par laquelle s'achèverait la constitution du moi comme entité relativement séparée et autonome. De la sorte on peut décrire un itinéraire psychogénétique qui va du narcissisme primaire (confusion, indifférenciation) par degrés vers le narcissisme secondaire (identification du moi séparé en relation imaginaire avec sa mère et les autres personnages éminents de son monde). L'essentiel est de bien voir que la peau est tout cela ensemble, indifféremment : sensation sonore, tactile, gustative, olfactive et visuelle. Fondamentalement la peau est sensation.

C'est ce que les empiristes et sensualistes ont établi avec force, Epicure notamment, pour qui seule la sensation donne un critère de réalité : l'objet se constitue dans le contact, à la fois critère du vrai, et du plaisir-déplaisir, à la fois perceptif et affectif. Tous nos sens sont affectifs, mais à des degrés divers, depuis le toucher, le goût, l'odorat, l'audition jusqu’à la vision, qui l'est beaucoup moins que les autres. D'où une relative neutralité de la vision, sa capacité à se détacher de l'affect pour construire une "theoria". L'idéaliste privilégie la vision (idea, eidos, videre, veda), l'empiriste le contact. Aussi ne peuvent-ils s'entendre ni se comprendre.

A vrai dire l'idéaliste déteste la peau, sa superficialité, ses profondeurs suspectes, sa moiteur, sa transpiration, ses remugles sublunaires, sa naturalité affective et passionnelle, son évident apparentement animal. La peau est un symbole indépassable du "devenir", cette déchéance métaphysique du corps, cet immondice putride que seul le Logos divin peut transcender. Voir le "Phédon" de Platon. Affaires de peau, affaires de corps et de sexe, évidemment! Et puis le corps montre trop évidemment notre mortalité, dans ses fripures, ses rides, ses pathologies répugnantes, ses ulcères et ses miasmes. Misères de la peau, misères de la naissance, de la maladie et de la mort. Seule la sculpture, en fixant l'apparence dans l'immobilité du marbre, pourrait nous réconcilier avec la vie, mais à quel prix? La pulsion de mort, et elle seule, paradoxalement, rendrait la vie vivable!

Comment supporter l'inévitable déchéance des corps dont la peau, avec ses variations et convulsions, nous donne le spectacle le plus évident? Voyez comme chacun lutte pour préserver la belle apparence de jeunesse et de beauté, pour retarder autant que faire se peut l'outrage macabre de la vieillesse! Combien de fortunes se bâtissent sur ces terreurs! Puis vient un moment où tout ce jeu révèle son inanité. Où se consoler, comment, si tout le prestige de la vie s'est édifié sur ce leurre d'immortalité? C'est de là que toute idolâtrie tire sa puissance. Sauf si...

Sauf si le regard se détourne de la seule apparence pour laisser jouer la multiplicité sensible, l'ivresse du contact, la richesse des sensations infiniment diverses et variées, la polyphonie des stimulations, dans toutes les gammes imaginables. Montaigne vieillissant témoigne d'une nouvelle vigueur, non par la force et la jeunesse, mais par le redoublement de l'attention : tout plaisir sera cueilli deux fois, dans sa grâce immédiate et imprévue, dans l'attention recueillie, l'intentionnalité de plaisir. Ne se fait-il pas réveiller, en pleine nuit, aux sons de la musique, pour goûter doublement, et le plaisir des sons et le plaisir de dormir?

Qu'on me pardonne, enfin, cette saillie : après tout je ne rédige pas un traité et je veux me laisser porter, dans ces farcissures, par une noble et volage poésie. En contemplant hier au soir mes fleurs sur mon balcon je me suis avisé d'un coup que la plus belle, la plus originale représentation de la peau, c'était la feuille qui nous la donnait. Qu'est-ce qu'une feuille? Une surface, double surface, et entre les deux à peu près rien. Un tissu délicat, légèrement ouaté, des fibrures et des dentelures, au doigt la sensation de fraîcheur et de vulnérabilité, des fragrances qui se libèrent, une douce inclinaison sous la caresse, et dans la faiblesse même une récalcitrante robustesse. Le vent passe, la feuille plie, ou gigote, la pluie l'arrose et l'embaume, la sécheresse la roidit. Que sommes-nous sinon des feuilles? Feuilles de printemps, feuilles d'automne, tantôt fraîches et foisonnantes, tantôt rabougries et décaties. Décidément, pour entendre la mélodie de l'univers, il faut cultiver son jardin.

 

 

 

8 Ethique de la peau

 

 

 

Gilles Deleuze, dans le beau chapitre 18 de sa "Logique du sens", donne trois images de philosophes en rapport avec la surface. Philosophes de la hauteur, qui fuient la platitude pour de plus célestes imaginations, philosophes de la profondeur, ceux de l'abîme, scrutant les cavernes, les Tartares et les suinteurs de l'origine, et enfin les vrais, ceux qui se laissent glisser à la surface et pour qui la peau est la chose la plus "profonde". J'ajouterai volontiers que c'est là peut-être un parcours plus ou moins obligé de tout penseur qui fait intégralement le chemin de l'existence. L'idéal, l'origine, le réel. Divinité, animalité, humanité. Mieux encore : homo-deus, homo-animale, homo-natura

Pour élaborer une éthique de la peau (et de la surface, nécessairement) il faut dépasser deux points de vue préliminaires. L'anthropologie culturelle, qui rend compte des conditionnements sociaux, imaginaires et symboliques de la peau dans le processus d'acculturation (voir le commentaire récent de notre ami Démocrite): peintures, scarifications, tatouages etc. La psychologie ensuite, nommément la psychanalyse du Moi-peau et les prolongements de la théorie du narcissisme, de l'inscription symbolique et des symptômes.

Notre propos n'est nullement d'approfondir ces conceptions, amplement vérifiées. Notre question est : une éthique de la peau est-elle possible, quand on examine la puissance des conditionnements socio-culturels, leur effet persistant sur le sujet, qui dans cette occurrence mérite bien son statut d'assujetti - d'autant plus que cet assujettissement est largement inconscient? Que devient la subjectivité quand la norme sociale s'impose avec une si criante efficacité?

La peau c'est ce que je donne à voir. Image, à la fois personnelle et conventionnelle. Je me donne malgré moi, pourrait-on dire, alors même que je crois me réserver un territoire privé dans ce que je cache. Exposition obligatoire du visage. A tel point que le visage est ce qui me définit comme identité, marquage imparable de la responsabilité juridique (cartes d'identité, passeports, permis de conduire etc.) - voir l'interdiction corrélative de la cagoule. Qui suis-je si c'est l'autre qui me définit dans mes caractères ethniques, religieux, sexuels, jusque dans ses incontrôlables inductions imaginaires? Je ne puis rien, ou presque, contre ses fantasmes, livré que je suis par cette surface ouverte du visage, à la trahison, voire à la pénétration.

Il me reste les zones privées, ce que je dissimule au regard. Intimité comme on dit. Mais fort relative si l'on s'aperçoit que les tranches du corps exposé délimitent par contraste les zones réservées, selon un rapport géométrique immédiat. Que devient la pudeur? L'exhibition et l'"in-hibition" se conditionnent avec rigueur, comme on voit dans l'usage du maillot de bain, du string, et dans le strip-tease. Et comment échapper, sans ridicule, à ces étalages conventionnels forcés quand on souhaite se protéger de l'inquisition universelle?

On voit que dans ce domaine public il est difficile de penser et de construire une quelconque éthique de la peau. Difficile d'échapper au contrôle social alors même que l'on croit jouer avec les règles. Ridicule, encore, du prétendu naturisme qui oblige à une exhibition aussi contraignante que l'est le respect de ladite pudeur. On reste dans la morale, quelle que soit par ailleurs son degré de sévérité ou de laxisme.

Politique et éthique se croisent de la sorte de manière inattendue. L'impératif politique s'impose au premier chef, dans une société qui contraint à une exhibition perpétuelle, qui dilue le privé et l'individuel dans l'étalage et le divertissement, qui dégrade le singulier dans le narcissisme universel. Résister. Ne pas tergiverser. Conquérir une nouvelle intimité. C'est le premier moment, si toutefois on a le souci de sauvegarder son jardin de singularité active: " Cache ta vie".

 

 

 

10 Raccordements

 

 

Hypothèse embryologique. Imaginons que la peau et le cerveau se développent du même mouvement à partir de la conception, comme si fondamentalement ces deux systèmes n'en formaient qu'un. A l'extériorité apparente de la peau correspondrait l'"intériorité" du cerveau, et inversement. On conçoit aisément la peau comme une surface plane, mais elle est en fait une double surface, externe et interne. A l'extérieur elle protège, filtre les excitations. A l'intérieur elle enregistre, inscrit, mémorise, sélectionne les expériences. Le cerveau est une surface pliée, courbée, entrelacée, dispersée en étoiles, en constellations, en galaxies, mais surface toujours. Entre la double surface de la peau et les surfaces pliées du cerveau circulent les informations, à concevoir comme des traces sensitives et affectives, des marques souples et modulables, des images, et dans un registre de plus grande complexité, des ensembles structurés, sensitifs et mémoriels, organisés en notions, fixés dans le langage. Il faut penser une déperdition sensorielle dans le trajet de cette élaboration, comme nous le voyons au réveil quand se délite l'essentiel de nos rêves. Mais la conceptualisation, au rebours, permet de mieux fixer les éléments sauvés du naufrage. De la sorte le langage est à la fois appauvrissement de la sensation et fixation sélective des informations.

Les empiristes décrivent trois moments : sensation brute (ex douleur au doigt), inscription mémorielle (un objet externe peut provoquer au contact une vive douleur, sentie localement, mais qui rayonne dans la totalité du corps, dans une sorte d'effroi généralisé, avec sentiment d'effraction et de perte de l'unité corporelle ; enfin, image mentale et inscription notionnelle, langagière de l'expérience ("le couteau coupe"). Dans ce schéma l'essentiel est de soutenir le primat de l'expérience, et l'origine sensorielle des idées. Tout savoir part du corps, se présente comme sensation agréable, douloureuse ou neutre, s'élabore comme image mentale et se fixe plus ou moins comme notion, lorsque le langage vient estampiller l'image, la réduire et la généraliser. En passant du plan de la sensation à celui de l'image il se produit un premier appauvrissement (l'image est plus faible, moins nuancée que la sensation), le passage de l'image à la notion entraînant une seconde fadeur, partiellement compensée par la généralisation et l'abstraction.

Quand naissent les notions, ou les idées, de nouvelles combinaisons sont possibles, entre les notions elles-mêmes, dans une enivrante liberté, mais à grande distance des sensations originelles. De la sorte va naître tout un univers nouveau de représentations, rationnelles, fantaisistes, ou délirantes, sans rapport direct avec le senti, le vécu, le réel corporel. L'empiriste conséquent nous appelle à la vigilance : il est permis de penser, d'inventer, d'imaginer mille mondes, de construire de subtiles conceptions scientifiques, de créer des œuvres de toute sorte, mais il ne faut pas oublier que ce ne sont là que spéculations, projections de nos pouvoirs psychiques et intellectuels. Cela dit, non pour ruiner les sciences et la philosophie, mais pour nous inciter à la modestie, nous ramener à la prudence. Que savons-nous, en effet, de la vie animale, de la structure de la matière, des univers lointains, et de nous-mêmes enfin? Nos théories ne sont que farcissures, nos modèles que d'invérifiables hypothèses. Fécondes parfois, stériles bien souvent. Mais du réel nous sommes si loin, de hier et de toujours, sauf dans cet humble contact sensoriel qui atteste notre présence, notre inscription dans le réel sensible.

Surface de la peau, surface du cerveau, surfaces raccordées à la surface universelle, la seule, et la même.

 

 

 

 

 11 Fuites

 

 

 

 

Je viens de faire une découverte qui me trouble. Je ne sais si c'est une expérience personnelle et nouvelle dont je vais rendre compte ici, ou bien si l'affaire a déjà été répertoriée et analysée.

Notre vision ordinaire se constitue spontanément comme une espèce de cercle à partir des yeux pour embrasser une petite parcelle de "réalité" ambiante. Ce cercle est à la fois complet si je le considère délimité par les orbites ou les lunettes (plan vertical, assez réduit du reste) mais n'est plus qu'un demi-cercle si je considère la profondeur, avec cette illusion que sans obstacles devant moi je pourrais voir à l'infini, n'était la clôture de l'horizon. Dans l'habitude d'une perception "normale" cette surface et cette profondeur à la fois verticales et horizontales me paraissent relativement constantes : d'où l'impression d'un monde connu, régulier, familier. C'est l'habitus de ma demeure territoriale. Cela fonde le précieux sentiment de réalité, fondement à son tour de la sécurité.

Il se trouve que j'ai pu constater combien ce cercle, ou demi-cercle de la perception est en fait conventionnel, "élaboré par l'habitude et le système si complexe du travail neuronal. "L'image du monde" m'est apparue pour ce qu'elle est en fait : une construction psychique, et rien d'autre. Bien sûr il y a avait toujours encore autour de moi des personnes, des meubles familiers, des objets de toute sorte, et en même temps tout était complètement déformé, comme dans un tableau surréaliste, où l'on reconnaît encore les choses mais où elles paraissent à la fois grotesques et totalement disproportionnées. Le cercle lui-même se rétrécit considérablement si bien que les choses se rapetissent, pendant que d'autres disparaissent complètement. Le monde connu n'est plus que cette somme de fragments mixtes et incongrus qui dessinent une esquisse de réalité. Les affects s'en mêlent avec une violence inouïe. Certains objets deviennent monstrueux, menaçants. Et surtout, au plus fort de la crise, tout se met à couler, le nez, les larmes bien sûr qui ont l'air de tout emporter dans un flux incontrôlable, et l'image "externe" elle-même semble comme emportée dans une sorte de flux. On voudrait cacher ses larmes, se réfugier dans un coin obscur, on rabat son chapeau sur son nez, rien n'y fait, ça coule toujours et les passants eux-mêmes finissent par être entraînés dans une sorte de flux démocritéen.

 

 

 

 

12 La Peau Psychique

 

 

 

Ce n'est pas aux choses que nous avons affaire, mais aux images des choses, si bien que pour une part l'image que nous en avons dépend de la "structure" de l'objet ( image d'un renard qui se révèle n'être qu'une branche à notre approche) mais bien plus encore des "simulacres" c'est à dire de ces constructions intermédiaires qui s'élaborent spontanément "devant nos yeux" et qui sont en fait des constructions mentales.

Mon hypothèse est que nous construisons un "monde" familier, parfaitement inconscient dans ses racines, qui se place comme un voile devant nos yeux et fait "lire", "déchiffrer" la "pseudo-réalité" comme une évidence. Dans certaines émotions fortes : angoisse, crises de larmes, angor, déréalisations, dépersonnalisations, états oniroïdes etc.) c'est la "réalité" qui se décompose complètement, parfois de très brefs instants, et c'est tout autre chose qui surgit, soit la violence émotionnelle de l'inconscient, et ses fantômes, et ses monstres, soit un aspect absolument terrifiant du réel "externe". Quoi qu'il en soit, on mesure d'un coup la fragilité de notre distinction de l'intérieur et de l'extérieur, donc de notre peau, perforée à la fois comme surface de protection et comme surface d'inscription, puisque les signifiants ordinaires volent en éclats.

La vision est une peau psychique élargie, mais l'expérience des sons construit une sorte de peau phonique, et l'olfaction une peau olfactive. Les cinq sens externes, et les sens internes, plus ou moins bien raccordés constituent une peau sensorielle et affective globale, qu'on pourrait, sans exagérer, identifier au Moi, dans sa double détermination de moi de plaisir et de moi de réalité.

Histoires de peau, histoires d'appeau, mirages et faux semblants, adaptation et sélection, et puis encore, encore, tout le jeu de la séduction, de la parade, de la mascarade, entre instinct de survie et pulsions de peau...

 

 

 

13 Refus de voir

 

 

 

 

Si mes élucubrations ont quelque sens il faudra en tirer la conclusion - fort nietzschéenne- que la fonction première de la conscience serait peut-être moins de voir que de ne pas voir : tisser un filet protecteur fait d'images stéréotypées, de prénotions, de bouts de phrases automatiques, de conventions innombrables et jamais vérifiées, de poncifs, de constructions idéologiques, de croyances et superstitions diverses. Surtout ne pas voir, telle est la consigne, ne rien voir de la réalité, et du réel encore moins! Le "vu" est le produit d'une sélection qui paraît spontanée mais qui ne l'est nullement, et souvent à sens unique. Exemple du paranoïaque : ils sont tous contre moi, je suis un grand personnage que nul ne veut reconnaître dans son éminence. Le mélancolique : la ruine me menace, je suis coupable, l'enfer lui-même ne pourrait éponger mes crimes. Le schizophrène paranoïde : je suis poursuivi par la police secrète, on me vole mes pensées. L'Hystérique narcissique : je suis la plus belle en ce miroir, dommage que les autres aient tant de mal à le reconnaître, mais je leur prouverai sans faute ma perfection, mon spectacle va leur clouer le bec à jamais. Le borderline dépressif : je sens en moi un vide affreux que rien ne comble, ni personne ; d'ailleurs je suis indigne d'être aimé. L'obsessionnel : ai-je bien fermé la porte du bureau? Où est la clé? Ne l'ai-je pas prêtée à ma secrétaire? Comment la retrouver ... C'est une liste incomplète, mais déjà passablement expressive de la pathologie ordinaire. La conscience serait un organe spécifique de la dénégation, en même temps que d'enregistrement : enregistrement conditionné, devenu si "naturel" et automatique qu'au fil des ans il s'inscrit en nous comme une verrue plantaire : allez donc déloger un animal pareil!

Sans doute faut-il en conclure que la claire conscience des choses n'existe pas. Nous ne sommes pas des Bouddhas, mais de pauvres errants de par le vaste monde qui ne voyons et n'entendons à peu près rien.

 

 

 

 

 

14 Erotique de la surface

 

 

 

L'éthique, dans sa formulation ultime, consiste à abandonner la traîtresse séduction des profondeurs pour la clarté des effets de surface. "Ad luminis oras". Pensée du matin clair. Conversion à la lumière infinie. Poésie de l'apparence. Ethique de la peau. D'où une érotique tout autre, loin de la normopathie ordinaire, consacrée par le discours religieux, sanctifiée par la morale.

L'érotique traditionnelle est rabattue sur la sexualité. Or sexus, c'est sectus, section, coupure, blessure, découpe. La continuité originaire du corps est niée au bénéfice de secteurs pulsionnels différenciés, "zones érogènes" obtenues par découpes successives, supposées se constituer une à une au long d'un parcours chronologique, stade oral, anal, urétral, phallique jusqu'à ce fameux primat du génital, supposé recoudre les morceaux du corps érotique dans une synthèse conjonctive finale. Remarquons tout de suite que cette synthèse n'est que théorique, qu'elle échoue presque toujours à se constituer, et plus encore à se maintenir. On parlera de régression, oubliant qu'à ce tarif-là c'est la régression qui est la norme. Tout cet édifice, construit par Freud, consacré et vulgarisé par la psychanalyse, ne fait en somme que fournir à la morale ordinaire une justification supplémentaire, parée des faux prestiges de la science.

Modèle hiérarchique et pyramidal. Les strates successives de la sexualité dessinent un ordre de valeurs : depuis l'oralité primitive, archéologique, enfer des profondeurs, des monstruosités cannibaliques, de la dévoration, des introjections sadiques, "identifications projectives", position schizo-paranoïde. Puis l'analité, entre déjection et rétention, sadisme et masochisme, gouffres, abîmes, grottes, effroi, terreur et agressivité, amour et haine, jouissance et culpabilité : tout l'arsenal de la culture répressive, de la domestication, disciplines et forçage des corps, résistance et autonomie, le travail du négatif inscrit dans la muqueuse corporelle, sublimée en ordre moral. Position dépressive, entre régression et sublimation, contention et mortification. Toujours l'opposition terrifiante du haut et du bas, du sublime et du monstrueux, entre révolte et soumission. C'est là que se forgent certains caractères, certaines raideurs libidinales et psychiques, registre violent de la profondeur et de la hauteur, variation bipolaire, polemos maniaco-dépressif.

Et que dire de la suite? La position urétrale, puis phallique consacre la sacro-sainte différence des sexes, l'opposition entre un dedans des profondeurs et un dehors de la pénétration, entre la réception et l'émission, la supposée complémentarité sexuelle, quand il est patent qu'"il n'y a pas de rapport sexuel" (Lacan). Mais ce rapport on le veut, on l'exige, y détectant le signe infaillible d'un ordre sensé, la marque sacrée du Sens. On confond gaillardement sexuation et sexualité, la reproduction signant l'accord providentiel de la nature et de la volupté. Et surtout, on veut raccorder les lambeaux d'un corps déchiré par les découpes successives sous le primat du génital, supposé harmoniser et sublimer l'ensemble. C'est encore la verticalité, la hiérarchie, la pyramide : normopathie générale.

Géologie des strates, géographie des zones et des objets pulsionnels, cartographie des usages, économie des investissements libidinaux, politique des genres et de leur travail respectif, le socius a ruiné l'homogénéité des corps, brisé les unités originaires, domestiqué les énergies, bridé la jouissance.

On peut rêver d'une érotique de la surface. Ici ne domine pas le souci des fonctions, de leur articulation signifiante, de leur hiérarchisation. Il faut évider, déplier, étaler toutes les surfaces, raccorder toutes les zones, également, sans différenciation de valeur. Pas de haut et de bas, de profondeur et de hauteur, de divin et de démoniaque. Les monstres de l'abîme à jamais se sont tus, les grottes et les cavités sont vides, aucun dieu ne prend naissance ni ne gronde dans les abysses de la terre ou de la mer : "mer huile", sérénité du sage. Le corps s'étale en largeur sur la surface universelle, se fond dans la surface, se dissout dans le jeu infini des éléments pacifiés.

Erotique de la peau. Il faut déplier l'intérieur, le retourner, le répandre, comme on déplie une corolle. Grâce et gratuité de toutes les parties égales, in-différentes, jeu de la dépense improductive, hors travail et hors norme. C'est la victoire de la volupté sur la sexualité. Privilège de l'âge, sans doute aucun, après l'inévitable domestication, après les sommations de la génitalité, les exigences exorbitantes de la normopathie et de la production-reproduction sociales. C'est une autre politique tout aussi bien, hors système, sans pôles, sans normes, et sans identités, allègre perversion de toutes les valeurs.

Il est bien vrai que la sagesse retrouve quelque chose de l'enfance. Lao Tseu et Tchouang Tseu y insistent : que le corps enfantin, enfoui quelque temps sous le vernis de la culture, puisse goûter à nouveau l'innocence de la sensation vraie, dans un oubli actif de toutes les normes imposées.

 

 

 

15  Diva voluptas

 

 

"Diva voluptas" s'écrie Lucrèce au seuil de son hymne à Venus. Divinité de la volupté! Qui, aujourd'hui, oserait sérieusement parler d'une divinité de la volupté? On glorifie de toutes parts la jouissance, chacun tente désespérément d'en repousser les limites infrangibles avec tous les gadgets imaginables, mais la réalité impose tôt ou tard sa loi d'airain : la jouissance est bornée par les limites du corps, et au-delà c'est la maladie, la folie ou la mort, en tous cas une sorte de perversion de l'illimité, où toute loi humaine finit par sombrer. C'est donc de tout autre chose que nous parle l'épicurisme. La quête du plaisir est naturelle, et nécessaire en même temps, si l'on veut maintenir l'équilibre vital. L'anorexie fournit un merveilleux contre-exemple: le besoin naturel de nutrition se voit perverti par une demande de reconnaissance infinie, qui finit par tuer le corps. Le sujet n'est jamais suffisamment maigre : ne reste que le cadavre exsangue et décharné pour représenter l'objet du désir. Mais revenons à la volupté. Plaisir naturel et nécessaire disait Epicure. "Je bois de l'eau, me voilà l'égal de Zeus" Et en effet, s'il ne s'agit que de satisfaire un besoin l'eau fait parfaitement l'affaire, mieux que la bière ou le vin. Un cruchon d'eau plate, une olive, un bout de fromage : cela suffit à faire la vie "divine" puisque, satisfaction obtenue, nous n'avons plus rien à envier à Zeus en personne. On dira que c'est là maigre pitance, que le besoin n'est pas le désir, que si le besoin est aisé à satisfaire il en va tout autrement du désir, qui semble illimité par essence. Mais rien ne nous interdit d'y ajouter des plaisirs naturels et non nécessaires, de goûter au vin à l'occasion, de varier les plats, de faire des exercices psychophysiques, d'apprécier les spectacles et de se livrer aux délices d'Aphrodite. Tout est affaire de jugement. On ne condamne certes pas la sexualité, puisqu'elle est la vie même, mais on met en garde contre la recherche éperdue de la jouissance en tant qu'elle a partie liée à l'instinct de mort.

Lucrèce parle abondamment de la vie sexuelle : "divine volupté". Et par là que désigne-t-il? L'amour? Pas le moins du monde. Peu d'auteurs sont plus cruels et féroces que Lucrèce pour se rire et se lamenter des alarmes et des tourments de l'amour : passion folle, ridicule, enchaînement des corps et des âmes, supplices de l'attente vaine et de la frustration, illusions de beauté, de perfection, de reconnaissance, esclavage, stupidité, tout y passe. L'amour détruit la liberté et ruine toute chance d'indépendance. Mais précisons bien qu'ici Lucrèce parle de la passion amoureuse, et nullement de la sexualité en tant que telle. Tout au contraire on trouve des pages d'un réalisme physiologique et psychologique étonnant dans ce texte tout frémissant d'ardeur voluptueuse. Désirer un beau corps, se livrer corps et âme aux joies de la caresse et de l'orgasme, se laisser aller au plaisir intégral d'une belle et saine exigence sexuelle, quoi de plus simple, de plus naturel, de plus agréable. Et de ce point de vue la volupté est facile à atteindre : la voluptas vagabonde fera très bien l'affaire. On se décharge et on s'en va. Point d'attachement, point de dépendance, point de passion, rien que la libre libido naturelle. Epicure était favorable au mariage, paraît-il, mais on devine pour quelles raisons. Certainement pas par conformisme moral. Lucrèce préfère ostensiblement les passes honnêtement exécutées. Gardons-nous bien de juger. Les Anciens ne semblaient pas souffrir comme nous de contention surcompensée par la frénésie passionnelle.

La volupté est divine parce qu'elle est l'équilibre même, restauré dans la satisfaction intégrale de l'organisme psychophysique. Rien de plus simple, de plus évident, de plus direct. Les dieux, les hommes et les animaux, enfin égaux dans l'exigence et l'obtention du plaisir. Rien au-delà. Les fantasmes et autres simulacres ont beau nous séduire : il n'y a rien de plus à espérer que la simple volupté. Tout dogmatisme qui enseigne de plus hautes exigences est charlatanerie. Désir, érotique des corps, et satisfaction : caresses, gâteries et chatteries. Voilà de quoi réjouir nos corps et libérer nos âmes. Les autres désirs ne sont qu'illusions de l'infini.

La grande leçon de l'épicurisme, qu'on partagera ou pas, c'est que nature et volupté vont de pair. C'est une belle leçon pour les hommes d'aujourd'hui.

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