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LE CHAOS PHILOSOPHE de Guy KARL
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1 septembre 2015

Le SPECTRE de FESSENHEIM -V - Vitesse et instinct de mort

 

                                                                     V

                                                    VITESSE et INSTINCT DE MORT

 

 

 

J'ai pris la mesure de l'époque. Tout passe, tout lasse, tout casse. A peine un livre paraît-il en librairie, à peine suscite-t-il quelque intérêt, que le voilà, dès le lendemain, inexorablement oublié. Il en va de même des informations et des passions publiques. Notre monde n'est plus la branloire pérenne de Montaigne, c'est un vertige. Et que dire des innombrables oeuvres d'art, produites par millions, et qui s'entassent dans les galeries, les musées, ivresse d'un jour, instantanément oubliées, précipitées dans l'enfer de la relégation éternelle? Une telle abondance, un tel déferlement ne peuvent engendrer que l'ennui. Ni beauté, ni durabilité, ni sens. L'insignifiance emporte tout, dans l'égalisation de tout en tout, dans une sorte de nihilisme exacerbé de l'indifférencié.

J'ai grandi dans un monde qui croyait encore au durable, qui vénérait quelques figures emblématiques, quelques oeuvres réputées immortelles. Là dessus je ne transigerai pas : à mon chevet, au lit de mort encore, je lirai Héraclite, Bouddha, Epicure et Montaigne. Je suis de ces dinosaures indécrottables qui estiment la pensée et la beauté plus que toute chose au monde. Mais il faut bien se ranger à l'esprit du temps, même au prix d'une retraite dans les montagnes sacrées. J'ai renoncé présentement à créer quelque livre qui dure, ceux que j'ai écrit n'ayant rencontré ni éditeur ni public, emportés dans le flux universel de la banalité et de l'obsolescence. J'en conserve certes quelque amertume, mais je me console comme je peux. Je continue d'écrire, puisque c'est ma colonne vertébrale, ma seule chance de santé et de bonheur. Ecrire sur blog c'est consentir à la fugitivité, la passagèreté, l'impermanence, c'est pratiquer l'ivresse très spéciale du vortex, du goulot d'étranglement. Tout coule, eh bien coulons et ne faisons pas triste mine. C'est bien le lot commun, et des feuilles, et des dieux et des hommes. Le poète ne fait pas exception. Ni la phrase, ni le poème n'arrêtent le cours du temps.

A de certains moments je suis effaré par la vitesse de ce monde déboussolé. Suis-je un affeux sentimental, un mélancolique égaré dans la sphère publique? Je vois courir de partout, et je me demande où l'on peut bien courir ainsi? Quelle est cette passion toute moderne de nouvelleté, de destruction instantanée, de gaspillage, de frénésie, à croire que toute chose ne vaut que d'être instantanément anéantie, toute durée étant assimilée à une perte. Comment ne pas voire dans cette logique le déferlement de l'instinct de mort? Thanatocratie universelle. Et l'industrie, et le commerce, et l'inventiion technique, et l'exploitation de la nature, tout court, se précipite, mais vers quoi, mais où - si ce n'est à la mort?

Je vois ici une dénégation de la temporalité : attendre un instant, c'est un instant de trop, c'est une souffrance, une frustration, une humiliation. Le désir s'est affollé, se rétractant sur lui-même, en un vertigineux surplace. Toute écart est un drame. Tout délai une insulte. Tout retard un scandale. L'ideal c'est l'identification du désir et de la satisfaction. La valeur suprême c'est l'instantanéité. L'ennemi c'est le temps. Mais où voit-on qu'une plante accède en une seconde à sa maturité, si ce n'est pour ajouter qu'elle est morte sitôt que née?

L'instinct de mort c'est peut-être la passion du raccourci. Faire en sorte que le point d'arrivée coïncide avec le point de départ, sans boucle de dérivation, sans écart, sans clinamen, sans "jeu", sans fôllatrerie, et au final sans plaisir. Et c'est bien de mornitude, dans leur travail sans joie, leurs loisirs sans fantaisie, leurs voyages sans surprises, leur univers programmé, emportés comme feuilles d'automne, que se meurent en croyant vivre nos contemporains affairés : vitesse encore, et course à la mort.

Je regarde avec surprise et peine se défaire tout ce que j'ai pu aimer dans cette existence livrée à l'incertitude. Je ne ris ni ne pleure. C'est ainsi. Je me tiens à une philosophie toute mienne, valable, et pour les beaux jours et pour les mornes. Elle est vraie par tout temps, parce qu'elle accepte la loi du temps. Fort simple au demeurant, et praticable par tout esprit sensé. Dire que je résiste c'est trop dire. Disons que je pratique le petit écart salvateur qui maintienne le juste prix aux choses. Ne m'en demandez pas plus.

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