Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
LE CHAOS PHILOSOPHE de Guy KARL
Derniers commentaires
Newsletter
16 septembre 2015

NON-PENSEE - Chap v - II et III

 

 

 

                                                    II

 

 

Il faut commencer par la méditation, pierre d’achoppement de la pensée. Que faites-vous quand vous méditez ? Précisément, vous ne faites rien, et cependant vous êtes éminemment actif. Là, immobile sur votre coussin, les jambes croisées, le ventre ferme et souple, la colonne droite, les épaules lâches, sans réflexion, sans intention, vous ne faites rien d’autre que de vous rendre attentif à votre présence physique, concentré sans crispation sur le souffle qui va et qui vient. Lentement, le corps se détend, la respiration se fait fluide et douce, votre mental s’apaise, les émotions se décantent, les pensées se raréfient, et bientôt se font discrètes, légères comme des nuages qui passent. Vous descendez insensiblement dans la non-pensée, qui n’est pas un vide psychique, mais une coulée douce, sans heurt et sans volonté, d’une pensée qui ne pense rien de particulier. Cette expérience ne peut guère se décrire pour le profane, et pourtant elle est fondamentale.

J’ai commencé à pratiquer voilà une quinzaine d’années, suite à mes recherches bouddhiques, en relation avec ma pratique des arts martiaux. Insensiblement je suis passé d’une conception activiste, volontariste, occidentale, soucieuse de projet et de résultat, à une attitude plus souple, plus accueillante. Il est vrai que dans ses débuts la méditation est une horrible expérience d’humilité. Vous croyez pouvoir tenir sans peine la position assise, et bientôt les fourmillements dans les jambes, les douleurs dorsales vous contraignent à de perpétuelles rectifications. Vous pensiez goûter aux délices du calme intérieur, vous voilà emporté dans un tourbillon de pensées folles, qui font, comme dit Montaigne, « le cheval échappé ». Vous découvrez dans la honte l’agitation invraisemblable de votre esprit, la réticence incontrôlable du corps. Au bout de quelques instants vous voilà la proie d’une affolante excitation qui vous exténue. Après quelques tentatives de ce genre tout vous incite à abandonner.

 

J’ai tenu bon. Je me suis efforcé tant et plus, à travers les doutes et les espoirs. Je me disais qu’il n’était pas possible que tant de milliers de pratiquants, au long de tant de siècles, aient pu vanter une pratique aussi désespérément inefficace.et barbare. Quelques petites réussites revenaient de tant en temps me réconforter. J’avais tenu quelques secondes dans la position, j’avais senti une grande paix, un bref instant, avant que ne reviennent les pensées parasites. Ces petits succès me régénéraient. Et je pratiquais contre vents et marées. Au bout de quelques mois je puis atteindre de belles plages de sérénité, qui s’étendaient progressivement, jusqu’à durer une demie heure, voire plus. Je travaillais en me soutenant par ailleurs de lectures régulières : Dôgen, Titch Nath Han, Trungpa, et d’autres. Pour moi il ne s’agissait pas d’une simple pratique relaxative, mais d’une recherche de la vérité intégrale, dans le sens où Bouddha l’avait enseignée. Je ne pouvais donc me satisfaire de mes progrès, qui après tout, ne changeaient pas grand chose à l’essentiel. Je n’obtenais aucun satori, je n’avais nulle illumination ni révélation. Tout cela était au fond du pipeau.

 

Je mis beaucoup de temps à comprendre que je me trompais quant au sens de la démarche. J’avais abordé la méditation dans un espoir de révélation, de compréhension, da savoir et de maîtrise. Ce désir-là était impitoyablement bafoué. Je pourrais rester assis  comme une grenouille pendant mille kalpas que je serais toujours aussi démuni, fruste et endolori. Il y avait quelque part un lézard. J’ai plusieurs fois renoncé à poursuivre, mais un instinct invincible me ramenait invariablement à la pratique, par delà mes récriminations. Je finis par comprendre qu’il n’y avait rien à attendre, que la Voie ne mène nulle part, si ce n’est à la Voie. La Voie est le but, et non le moyen.

Dès lors, le temps de digérer ma disgrâce, je comprenais qu’il fallait pratiquer dans un tout autre esprit. Il est vrai que le livre remarquable à tous égards de Shunryu Suzuki : « Esprit Zen, esprit neuf » m’a beaucoup éclairé, sans que la lecture puisse dispenser de l’expérience. Cette déception amère il fallait la vivre et la traverser. Je me mis à pratiquer sans rien attendre de spécial, renonçant le mieux que je pouvais à mes ambitions mystiques, sans jamais y réussir tout à fait. Mais enfin je progressais. Je découvris avec surprise que dans les pires angoisses je pouvais, avec un peu de patience, laisser mon esprit se calmer, le temps de la pratique, et goûter des instants de véritables paix. Mais après, l’angoisse revenait, et parfois pire qu‘avant. Je compris que la méditation à elle seule ne pouvait me guérir de la dépression mais qu’elle représentait un formidable adjuvant, une consolation, et mieux encore, une compensation appréciable à la plus vive souffrance. Je savais, puisque je l’expérimentais, que je pouvais toujours revenir à ce havre de paix, m’y ébattre, et m’y régénérer, ne fût-ce que pour quelques précieux instants. Je trouvais du plaisir dans la méditation. Mais un plaisir délicat, un peu fade et plat, mais cela même était une découverte. Mon esprit se tournait de plus en plus vers les joies tranquilles de la promenade, du silence, de la nature et du repos. Progressivement je le débarrassais d’une longue aliénation, celle du travail, du rendement, de l’agitation, de la volonté, du forcing, de cet idéal de performance qui sévissent dans nos sociétés et détruisent sournoisement notre équilibre.

 

Le premier moment bénéfique de la méditation, c’est l’apprentissage d’une hygiène physique et mentale.

 

 

                                               III

 

 

Nous ne savons pas grand chose, hélas, de ce que les Epicuriens entendaient par « hygiène » si ce n’est que ce terme, associé à la « physiologie », représentait une puissante inspiration, contra-idéaliste pourrait-on dire, dans la recherche du bien-être. Frugalité, tempérance, modération des besoins et des désirs, limitation, resserrement sur le naturel, on connaît bien ces préceptes généraux, mais on ne sait pas si l’école pratiquait des exercices spécifiques de respiration, de gymnastique ou autres techniques psycho-corporelles. J’aime à imaginer Epicure au milieu de ses disciples administrant une leçon d’anatomie, suivie de pratiques physiques. Par défaut, nous avons recours aux techniques orientales inspirées du yoga ou du Chi Gong, qui sont fort efficaces, et recommandables, surtout les chinoises, moins volontaristes et plus aptes à enseigner le lâcher-prise. J’honore le yoga, mais dans des limites fort étroites, et sans aucune concession à la philosophie qui le sous-tend, fort discutable à mon sens. De manière générale la pensée hindoue me semble relever davantage de la schizophrénie que de la spiritualité. Et je préfère mille fois le bon sens pratique des Chinois, leur indéfectible attachement à l’immanence, leur vision résolument incarnée de la nature humaine. J’ai donc, quant à moi, intégré dans ma méthode toutes sortes d’exercices psycho-physiques : relaxation active, mouvements d’étir et de respir, élongations, postures, enchaînements, travail de concentration, de contemplation et de méditation. Au fil des années j’ai constitué de la sorte une vaste dynamique, équilibrée, souple, active-passive, fondée sur l’accueil des sensations, des impressions, des images, la connaissance interne et intuitive des équilibres physiques, la pratique de la non-pensée, la dissolution bienheureuse dans le Tout. Philosophie immanente, sans volontarisme, sans prétention ni ambition autre que d’épouser le mouvement de la vie, l’accueil, l’écoute et le calme. Mais je ne saurais assez dire combien il est difficile et paradoxal de rechercher le calme sans retomber dans un projet de maîtrise, combien il est pénible à un Occidental de réguler son ardeur et son ambition pour apprendre à concilier la souplesse avec l’effort, l’accueil avec le mouvement, la mobilité avec l’immobilité !

Mon expérience me fait dire qu’il est impossible de pratiquer correctement la méditation sans une discipline psycho-physique préalable. Avant de prétendre méditer il faut apprendre à se relaxer, et ne pas craindre de passer plusieurs années à pratiquer le souffle conscient, l’assouplissement naturel et non forcé, à chercher l’unité du corps-esprit par delà nos oppositions traditionnelles – par-delà, ou en-deçà ? Un philosophe digne de ce nom, et qui refuse de rejeter les apports de l’Orient sans autre examen, ne peut se faire une idée de la profonde pensée des Orientaux qu’en suivant cette méthode pratique et directe. Sans compter que nous autres, ici, à force de spéculer dans l’abstrait, finissons par nous déréaliser totalement et à vivre sur Saturne. Si, comme Epicure, je devais fonder une école j’écrirais à la porte d’entrée : « Nul n’entre ici qui ne se décide à pratiquer la physiologie, l’hygiène, les arts physiques et mentaux qui préparent à la philosophie ».

 

Je ne supporte plus nos penseurs désincarnés, frigides, anorexiques, nos ventriloques patentés, nos idéologues poussiéreux et cacochymes, nos archivistes moisis ! Le savoir a phagocyté l’esprit philosophique, éteint l’ardeur dionysiaque, consumé la joie de vivre ! Le dualisme nous a robotisés, exorbités. Exilés dans les lointains fumeux de l’idéal , nous flottons dans les intermondes, et la terre à nos pieds se dessèche, se creuse, se lamine et se meurt !

J’ai le sentiment de plus en plus vif que nous avons tout faux, qu’en suivant le délire platonicien et chrétien nous nous sommes définitivement coupés en deux, et que l’humanité court à sa perte, dans une allègre ignorance, à moins que ce ne soit dans une sourde et morbide jouissance d’apocalypse !

 

Quoi qu’il en soit, plus que jamais je me veux le contemporain de Zhouang- Zi, de Lao-Zi, d’Héraclite, de Bouddha, de Pyrrhon et de quelques autres. Nul ne peut rejouer l’histoire à l’envers, ni arrêter la course du Temps. Mais il n’est pas nécessaire de vivre selon la nécessité (Epicure)

Publicité
Publicité
Commentaires
LE CHAOS PHILOSOPHE de Guy KARL
Publicité
Archives
Publicité