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LE CHAOS PHILOSOPHE de Guy KARL
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16 septembre 2015

NON-PENSEE - Chap V : 6 et 7 (fin du chap)

                             

                                                      VI

 

 

Mais dans ce monde livré aux turbulences de l’extrême, où chaque jour qui passe engendre de nouvelles catastrophes, où les dernières certitudes révèlent leur inanité, où l’événement fait loi, et d’une manière qu’on n’a jamais vue jusqu’à ce jour, où toutes les assises du monde tremblent sur leur base, que peut-on faire d’autre que penser ? Et penser, nous ne faisons que cela, ou plutôt, nous agiter, tergiverser, gloser et nous exciter en tous sens, à moins que tout ce comportement réactif ne soit qu’une manière inconsciente de nous boucher les yeux et les oreilles, dans l’attente d’une improbable solution. Le discours scientifique lui-même semble hésiter entre l’optimisme traditionnel, la confiance dans la technoscience, et d’autre part un catastrophisme plus ou moins éclairé qui n’aide pas à évaluer correctement la situation. Quant à la philosophie, pour l’essentiel, elle est absente du débat, hormis quelques penseurs courageux comme Sloterdijk. Quant à moi, comme Lucrèce dans la Rome aux abois, je suis saisi jusqu’aux tripes par le désarroi, la peur de l’irréparable, le pressentiment de la fin. Fin d’un monde, fin d’une histoire, fin d’une civilisation, et peut-être de l’espèce humaine toute entière. J’aimerais me dire que j’exagère, que je délire. Mais mon délire est de plus en plus partagé, et tout un chacun sent confusément en soi une sourde inquiétude sans objet défini, et qui rampe comme un cloporte dans les sous-bois de la pensée. Lucrèce décrit la peste d’Athènes, symbole d’un monde qui meurt. Mais aujourd’hui le danger dépasse les limites d’un monde local, ou continental, pour menacer la vie même. Et la nature elle-même semble prise de frénésie, multipliant les ouragans, les tsunamis, les éruptions et les désastres.

 

Dans le même temps j’hésite à parler de ces choses, tant elles sembles énormes, démesurées, démentes. L’homme se croit fait pour l’immortalité, sinon individuelle, au moins à titre collectif. Aucune civilisation ne peut accepter l’échéance finale, ni anticiper la fin. Toute notre organisation vitale, instinctuelle se rebiffe contre la fin. Quelque chose en  nous crie : « Que passe tel monde local, c’est grave, mais pas dramatique, la vie continue ailleurs, nécessairement. Je meurs mais ma descendance assure la continuité. Repoussons le sentiment tragique et retournons à nos affaires ». C’est le bon sens même. C’est la conviction fondamentale, fondatrice de l’humanité. Aujourd’hui elle ne va plus de soi. La loi de la mortalité a ruiné la certitude subjective du moi, puis celle des peuples (« Nous savons aujourd’hui que les civilisations sont mortelles »), elle gagne progressivement la conscience de l’humanité globale, et la science enfin nous enseigne la mortalité de la terre, du soleil, de la galaxie, et  de l’univers  entier !

Impermanence partout, à tous les étages ! Nous revoilà dans les arcanes de la méditation. A ce niveau la pense vacille, révèle sa limite. Et pourtant, comme la vie est limitée, il faut bien vivre et penser dans le limité. Dans ce cadre-là nous ne pouvons faire autrement que de préserver la vie, en modifiant du tout au tout notre comportement. Dans Athènes livrée à la peste sauvons ce qui peut l’être, créons, s’il n’est pas trop tard, des îlots de civilisation, et pour le reste, vivons selon nos propres principes. Et l’heure venue, ne craignons pas de quitter la vie, sans trace autre que l’ultime message épicurien. « Je n’étais pas. Je fus. Je ne suis plus. Peu m’importe ».

 

 

 

                                                          VII

 

 

 

Mais laissons-là les affaires du monde. Cette tâche est au-dessus de nos forces, et nous échappe par tous les bouts. Chacun de nous n’est, après tout, qu’un citoyen dans l’immense globalité planétaire, et ne pèse guère, sauf à se prendre pour un prophète. Quant à la politique réelle, celle qui se fait au jour le jour, il n’est d’occasion qui ne révèle sa parfaite inadéquation aux problèmes de l’heure. A croire que nos dirigeants ne lisent jamais, ne s’interrogent jamais, préoccupés de leur seule réélection. Je ferai ce que je peux, mais rien de plus, évitant de m’agiter plus que de raison. Le philosophe a des responsabilités plus grandes, c’est entendu, mais il n’a ni pouvoir ni savoir particulier. Il est logé à l’enseigne commune, avec simplement, un peu plus d’acuité dans le regard. Tout autour de nous une surchauffe insensée, une mobilisation thanatique universelle, une folie sans programme, une dévastation planétaire, une course à l’abîme. Que faire ? Le peu que nous pouvons, faisons-le. Ecrivons, parlons, débattons, mais pas au point d’y perdre le sentiment. Par destination, par choix, nous ne pouvons nous comporter autrement qu’en électron libre. Mais lui seul est créateur de nouveauté.

Je ne me prendrai plus la tête aux problèmes insolubles. Bouddha rejetait toute question métaphysique pour revenir inlassablement au seul problème qui compte : la souffrance, l’origine de la souffrance, la cessation de la souffrance, les moyens d’atteindre la cessation de la souffrance. Ce programme est toujours d’actualité, et le sera toujours. Pour ma part je n’ai qu’une confiance modérée dans les capacités de notre espèce. Je n’irai pas, comme Freud, soutenir la thèse d’une inchangeable nature humaine. Mais l’inconscient est ainsi fait que le progrès psychique est rare et précaire. Notre cerveau reptilien, puis limbique, domine si fermement le cortex, le détermine de telle manière que tout changement est difficile, immédiatement menacé de régression. L’homme s’adapte à tout, peut-on dire, sauf à soi-même, livré dès le départ dans la vie à un destin de déchirure, de contradiction, d’insatisfaction. C’est la leçon bouddhique fondamentale. Je ne vois pas qu’on l’ait dépassée.

La psychanalyse est plus qu’imparfaite et trompeuse. Mais elle a au moins l’immense mérite de mettre en lumière le côté négatif de la psyché, les tendances mortifères et destructrices de l’être humain, le goût délétère de la jouissance et de l’apocalypse. Tout cela, notre moderne philosophie de la raison l’a trop rapidement refoulé au nom du progrès. En dissipant l’obscurité, les Lumières ont répandu une nouvelle obscurité, celle de l’optimisme, de la dénégation et du déni. Nos libéraux en sont toujours là, avec le cynisme de l’indifférence en plus. Voir Sloterdijk. Il faut maintenir et fortifier une certaine philosophie courageuse, qui, de Lucrèce à Schopenhauer, s’efforce à garder les yeux ouverts sur « ce qui est ». Le reste n’est que bavardage, idéologie, confiture à cochon.

Et comment vivre dès lors ? Avec tant de lucidité est-il seulement possible de vivre ? Je pense que oui. Du moins jusqu’à plus ample informé. Soit qu’on se jette corps et bien dans la débâcle générale : après moi le déluge. Soit qu’on vive dès aujourd’hui dans l’optique d’une existence requalifiée. Vivre en sachant la vie menacée de toutes parts par l’abjection et l’égoïsme, mais s’obstinant dans la voie juste de la clairvoyance, et de l’amitié. Je n’ose même plus parler de sagesse, tant le terme semble inactuel. Mais nous pouvons toujours encore, et jusqu’à la fin, pratiquer la philosophie selon les principes ici évoqués. Réfléchir, observer sans complaisance ni haine, penser, juste ce qu’il faut, pas au-delà, parler, converser, écouter, se retirer aussi, et méditer, écrire, lire, éjouir son corps et son esprit, ou plutôt le corps-esprit, dans la détente qui apaise, dans la parole qui éveille, dans le silence qui comble.

Retour au point de départ : ne cherchons pas d’introuvable solution, pratiquons jour après jour, trouvons dans la voie elle-même le remède incertain à la souffrance. « A quoi peut bien servir une philosophie qui ne dérange personne ? » demandait Diogène. « A quoi peut bien servir une philosophie qui ne guérit pas les maux de l’âme ? » demande Epicure. Je ne sais si on guérit jamais. Mais on peut élever la vie, la soulageant tantôt, et tantôt la stimulant.

                              

                                                                                                                                                 

 

 

 

 

 

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