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LE CHAOS PHILOSOPHE de Guy KARL
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19 septembre 2015

NON-PENSEE - Chap II - (3 à 6, fin) -Déambulations de surface.

                                                             

                                                     III

 

 

Ce que j’appelle ici le « moment schizophrène » n’est pas une exclusivité de la schizophrénie. C’est faute de trouver un vocabulaire plus expressif que je me rabats sur cette formule approximative, mais qui a du moins le mérite de faire sens.Ce que j’entends  par là est certes une expérience relativement exceptionnelle dans la vie d’un sujet ordinaire, mais non forcément anormale. Elle peut se produire à n’importe quel moment chez n’importe qui, lors de décompensations momentanées, dont nul n’est absolument protégé. Elles rythment généralement les grandes scansions de l’existence, lorsque tout se met à chavirer et que les repères ordinaires s’écroulent. Cela peut durer dix minutes ou de longues périodes, mais en général le sujet s’empresse d’en sortir, de « guérir » par n’importe quel moyen pour couper court à l’angoisse de morcellement. Aussi les gens réputés normaux ont-ils rarement l’opportunité, et encore moins le désir d’en témoigner. Nul n’a envie de passer pour dément ou délirant. Mais justement, il ne s’agit pas d’un délire, puisque le délire est une construction défensive réactionnelle mise en place pour stabiliser le chaos et réintroduire un univers signifiant, fût-il aberrant. C’est en ce sens que Freud estimait que le délire est une tentative, généralement manquée, de guérison. Mais il va de soi que ces expériences d’ « objets bizarres » ( Bion ), de dépersonnalisation et de déréalisation se produisent plus volontiers dans les crises d’angoisse aiguë, de décompensation psychotique, de panique, ou de rupture. Le sujet assiste, impuissant, à l’écroulement de son monde et se sent emporté dans une sorte de vertige, de tourbillon cosmique où les objets familiers se désagrègent au profit de sensations étranges et erratiques, d’hallucinations auditives, visuelles, gustatives ou autres, d’impressions oniriques, de défilés d’images incontrôlables, ou  d’espace absolument vide, de chute dans le néant.

Je n’ai pas d’expérience directe de la psychose comme état, tout au plus de moments psychotiques passagers, mais cela suffit pour développer un doute définitif quant à la validité de notre image du monde, ce que j’appelle ici la « représentation ». Bien sûr on est en quelque sorte soulagé lorsque se rétablit la perception ordinaire. Mais en même temps on ne peut plus se dissimuler le caractère construit, conventionnel, langagier de toutes nos images et de nos idées. Sentons-nous encore quoi que ce soit, directement, ou bien sommes-nous irrévocablement prisonniers d’un univers fictif, édifié de toutes pièces par la culture et l’habitude, sur la base de moins en moins connaissable de nos sensations originelles ? La réponse va de soi. Aussi vivons-nous tous dans  les mirages du conventionnel : « Convention que le doux et l’amer, convention que le vrai et le faux, le juste et l’injuste » notait déjà l’excellent Démocrite qui par ailleurs riait inlassablement de nos convictions délirantes et controuvées. Ou , pour parler sanscrit, nous sommes dans les rêts de la Grande Maya. Et c’est bien là que la « pathologie » rejoint l’expérience mystique universelle. Mais dans notre culture présente, le seul moyen, que je sache, de retrouver les anciennes intuitions mystiques, est d’accepter la route incertaine, risquée, diaboliquement risquée, de la pathologie.

Le philosophe moderne, ou plutôt le métaphilosophe, sera celui qui accepte ce risque au nom de la connaissance, qui ne se dérobera pas face à l’abîme, et qui fera le voyage, mais non sans se procurer des filets, des cordes et des crochets, et si possible, une Ariane incorruptible, pour s’assurer le retour au pays. Nul ne peut faire ce voyage seul, les exemples fâcheux de Hölderlin, de Nerval et de Nietzsche nous le rappelleront opportunément. Les Anciens jouissaient de mythes salvateurs, d’instances protectrices, de génies, de prêtresses avisées qui soutenaient et guidaient le voyageur de l’ombre. Dans nos temps obscurs nous aurons besoin d’une Ariane qui ne nous lâche pas, qui sache tirer le fil à l’occasion, et parfois même nous attacher au mât de la contention.

D’une certaine manière la Surface Absolue, c’est l’expérience insupportable du Vide. Plus de haut, plus de bas, plus de vrai, plus de faux, plus d’avant, plus d’après. Le temps a suspendu son vol, l’espace s’est incurvé, ou au contraire dissous dans une ouverture sans bord. Les objets se sont comme disséminés, purs éclats lumineux, éclairs jaillissants, jets de radars, points éblouissants-évanescents, et plus encore, il n’est plus personne, plus de sujet distinct et personnel pour évaluer tout cela, qui est une sorte de danse a-cosmique, naufrage et ivresse de la dilatation maximale.

La Surface Absolue, c’est à la fois l’expérience psychotique radicale, celle qui précède l’immédiate chute dans l’aphasie ou la catatonie, et le savoir mystique, cette évidence de l’indistinct, du non-différentiable, de l’évidement de la représentation, de la déliquescence du rapport sujet-objet, accomplissement de la Non-Dualité.

Inutile d’ajouter que dans cet espace-là nul ne peut se tenir, ni habiter, ni prospérer. Nous ne pouvons, en tant que mortels, que vivre dans le limité, le conventionnel, le langage, le symbolique et l’imaginaire, en un mot dans la représentation. Aussi l’image première de la représentation est-elle nécessairement la sphère – le Grand Sphaïros des Grecs. Mais eux savaient opposer à la représentation la dimension de l’énigme et le danger du naufrage. Pyrrhon, le seul à ma connaissance, savait concilier les deux mondes. Les yeux ouverts sur l’Hadès il scrutait l’invisible, et pour le reste il voyageait, il conversait, il éduquait. Est-ce un hasard s’il fut nommé Grand Prêtre à Elis, dans le seul sanctuaire qui, en Grèce, fût dédié à Pluton, le dieu des morts ?

 

 

 

                                                                    IV

 

 

 

Métaphilosophie : telle sera désormais notre ambition, notre vocation intime, notre exigence. Le terme peut surprendre. Il désigne d’abord un certain état historique, celui d’une pensée qui fleurit après la métaphysique, après ce long interrègne médiéval de la spéculation idéaliste, de Platon à nos pénibles chrétiens, marxistes et fondamentalistes contemporains. Mais de quoi

sont-ils contemporains au juste, ces tristes sires de la rancune, du malheur programmé, de l’illusion et du mensonge ? Eux-mêmes n’en savent rien ! Mais nous, penseurs de l’après-monde, nous nous situerons clairement dans cette ouverture laissée béante par la chute des idéaux, la ruine des idéologies, la mort des dieux. Aussi la surface absolue représente-t-elle le moins mal possible cette situation nouvelle de l’homme dans le monde, cette exil qui nous étreint, cette errance dans l’indéterminé, cette ignorance sans précédent de ce que sera demain, cette surabondance de possibles et de périls, entre une élévation improbable et une ruine sans reste. Le métaphilosophe est l’homme de l’après-monde, entendons de l’ « après » le plus radical, de l’après de tous les après espérés, redoutés, expérimentés par le passé. Une page de l’histoire se tourne irrémédiablement, et cela nous le sentons tous, nous le savons, quels que soient par ailleurs nos affects à ce sujet.

 

Mais l’après ne suffit pas. Il ne nous épargne pas le risque de la répétition ou de la régression. La barbarie menace de toutes parts. Un nouveau moyen âge nous guette, version Hollywood. Survivre à la ruine métaphysique sans avoir besoin de brûler la métaphysique, dans un dépassement allègre et sans rancune. Passer outre. Ne plus regarder en arrière. Risquer de nouvelles aventures de  l’esprit : Après et par-delà.                              Je me sens métaphilosophe dans l’exacte mesure où je n’ai pas la rage de réfuter, de critiquer, de condamner. Cela était, cela n’est plus. Comme Epicure en son temps prenons la mesure exacte des changements, sans nous précipiter dans une autre religion, nous réfugier dans un  nouveau dieu. Ce terme « dieu » n’a plus de signification pour nous, il est aussi aveugle et inodore que telle croyance antédiluvienne ou aztèque. Celui qui critique encore n’en a pas fini avec le passé. Il traîne son dieu comme son boulet, son spectre intime, son fatum infamant. Le métaphilosophe, au contraire, se lève avec l’aurore. Devant lui s’étend la vaste surface de l’univers. Il peut rire et danser, il peut jeter la foudre de joie, il peut converser avec tous les monstres et tous les anges comme avec d’anciens camarades de campagne, il ne redoute ni les orages ni les moussons. Et s’il lui arrive de regarder en arrière, c’est avec le sourire bienveillant de l’adulte qui s’amuse des passions d’enfance. « Cela aussi je l’ai été, mais je ne condamne ni ne regrette ». Le sérieux de l’enfant qui joue ne peut qu’amuser celui qui se joue de tout, y compris de soi-même.

Quel étonnement nous saisit à ces moments de contemplation rétrospective ! Ainsi l’humanité a pu croire tous ces délires-là ? Des enfers après la mort, des dieux sadiques, des esprits bienfaisants ou maléfiques, des prêtres maîtres de la vie et de la mort, des sacrifices sanglants, des lendemains qui chantent, la foi contre la raison, l’espérance contre le bon sens, la culpabilité, la rédemption, le salut et tout le fatras, le falbalas et le tralala. Lucrèce avait raison. Et Nietzsche aussi ! Impression de sortir d’un asile d’aliénés !

Mais là encore, ne jugeons pas ! Ces forces terrifiantes existent bien, mais dans l’inconscient, et l’homme d’autrefois, confondant le dedans et le dehors, projetait ses monstres sur la nature indifférente. Nous savons que de ces monstres nul ne guérit jamais tout à fait, nous y compris, mais du moins savons-nous maintenir cette distance du regard qui voit sans condamner, qui regarde sans juger, qui s’efforce vers la suprême vertu d’équanimité. L’abominable est dans l’homme. Le sublime aussi. Et le raisonnable. Le métaphilosophe développera un nouveau regard, fortifié par la science, rompu à la méthode critique, mais capable de dépasser aussi bien la vision limitée de la science que les aberrations religieuses et les délires métaphysiques.

 

 

                                                        V

 

 

 Entre chien et chat mon cœur hésite. Le chien jouit d’un grand prestige philosophique. D’abord la figure imposante de Diogène, Chien s’il en fut, et se revendiquant comme tel face à la « culture » des Hellènes, à la frivolité athénienne, à la démesure alexandrine. Retour à la naturalité la plus brute, la plus austère. Volonté de dépouillement. Fierté de l’autarcie proclamée à la face de Zeus. Il y a quelque chose de sublime dans l’éthique des Cyniques, et ce sublime-là, cette démesure inversée et provocante ne cesse de scandaliser l’homme de bon sens, le normopathe distingué et le conformiste de la raison. Heureux Diogène ! J’envie ta hargne salutaire, ta suprême indifférence dans la vertu ! Mais je n’ai ni ton courage ni ta certitude. Je ne suis pas assez « chien » pour te suivre !

Plus prosaïquement Schopenhauer élève son caniche à la dignité de légataire universel après avoir fait au premier de ses caniches morts le cadeau inespéré d’une tombe de marbre ! Voilà un homme qui savait vivre ! N’a-t-il pas déclaré dans son œuvre que sans ses chiens la vie lui serait bien pénible, indigne d’être vécue ? Cette extravagance peut faire sourire. Je pense pourtant que Schopenhauer est absolument sincère. Même les chiens, et les cafards pourquoi pas, ont droit à la paix du nirvâna, comme Bouddha l’avait déjà enseigné.

On sait que l’inénarrable Pyrrhon avait rencontré, quant à lui, le chien sous la figure menaçante du Destin. Se promenant par la campagne il fut soudainement attaqué par un molosse tonitruant et ne dut son salut qu’à un arbre où il se réfugia à la hâte. Revenu au sol il déclara simplement qu’il était très difficile « de dépouiller l’homme ». Pourtant c’était bien le même Pyrrhon qui, lors d’une traversée en mer, alors que les éléments se déchaînaient tout autour, avait donné comme modèle de conduite une brave bête de goret qui restait de marbre dans l’affolement général. Et d’après la légende c’est à des gorets silencieux et recueillis qu’il dispensa, dans la bonne ville d’Elis, ses premiers cours de « non-philosophie ». Après tout, c’est peut-être le cochon, et non le chien qui est le premier ami de l’homme, son plus proche compagnon, et même son double sidéral ! En tout cas le cochon, plus que le chien, trop émotif, trop dépendant des humeurs de son maître, semble un bien meilleur candidat à la sérénité pyrrhonienne !

Montaigne renversé par un cheval se croit mort et découvre qu’on peut mourir le plus paisiblement du monde, sans affres  ni regrets. Plus tard, Rousseau témoignera d’une expérience comparable. Renversé par un chien, dans un état somnambulique avancé, il expérimente la douceur d’une disposition sans chagrin, entre vie et mort, planant dans une sorte d’indifférence béate, comme un Lao-Tseu batifolant à l’origine des choses.

Je ne sais ce que valent ces historiettes, mais j’en tire, moi, la leçon qu’il ne faudrait jamais philosopher hors de la présence immédiate de l’animal, et sûrement pas à la manière de Descartes, dans un poële allemand ! Je ne rougis pas, quant à moi, d’être le cousin du chimpanzé, du bonobo, de tous les mammifères de la terre et des mers. Au delà, je l’avoue, j’ai du mal, et je ne partage en rien la philosophie des Jaïnas qui se laissent piquer par les moustiques, ou dévorer par les rats, pour ne pas interrompre indûment le cycle de la transmigration universelle ! Les insectes ne m’inspirent guère de sympathie : je ne parviens pas encore à me reconnaître dans les bestioles à six pattes, à tentacules, à nageoires, à pinces et à antennes ! Affaire d’entraînement, je suppose !

Revenons à nos chiens. Certaines races incarnent la plus absolue beauté, comme l’épagneul, le labrador et quelques autres. Je confesse qu’il en est d’hideux, et qu’il faut comme on dit faire avec. Mais le positif l’emporte immensément. La vue du chien, pour peu qu’il soit simplement présentable, me remplit d’une sorte de joie immédiate, de paix de l’âme, de contentement profond, de reconnaissance infinie, et si j’étais naïf, ce serait sans doute le seul argument qui puisse me faire croire en Dieu. Car l’homme, je ne vois rien de pire dans toute la nature, pire que tout, et sans excuses. Je rejoins volontiers Montaigne déclarant qu’il est plus de différence entre l’homme et l’homme qu’entre l’homme et la bête ! Aucune société d’ours n’a inventé Auschwitz !

Le chat, bizarrement, n’occupe guère de place dans la littérature philosophique. Kant avoue détester les chats en raison de leur pelage « électrique ». Peut-être le chat est-il plutôt l’ombre vivante du poète que du philosophe. On songe à Baudelaire, son culte de la fourrure, du secret, du regard d’énigme, de la langueur tiède et pensive. Les yeux des chats me fascinent. Très ridiculement, mais qu’y puis-je, je crois lire dans leurs prunelles je ne sais quelle souffrance muette, quelle tristesse mêlée de cruauté, et comme un résumé pathétique du royaume des Ombres. Pyrrhon, encore lui, assis aux portes de l’Enfer, entre le buste d’Hadès et la terrible figure de Perséphone ! Le chat, sans savoir, nous fait communiquer avec les défunts. De là leur insigne pouvoir sur les hommes, à condition que toute cette affaire reste inconsciente ! Je comprends, malgré mon horreur, qu’on ait pu massacrer les chats noirs de par le passé, alors que les Egyptiens les vénéraient comme des divinités. C’est que les Anciens se savaient, se sentaient rattachés à la grande nuit du monde, ou de l’arrière-monde, et ne rougissaient pas de communiquer avec les dieux et les morts. Le chat est une sorte de double nocturne, un compagnon d’avant la naissance, une part de nous, oubliée, forclose et déniée, mais qui fait retour dans les auspices de cet étrange animal soyeux et délicat, féminin jusqu’aux griffes, qui fait rêver de je ne sais quelle existence perdue, étrangère, et pourtant infiniment nôtre. Charme, séduction, danger, connivence et distance infranchissable, le chat est l’animal philosophe par excellence.

 

 

 

                                                       VI

 

 

Il existe une parenté indéniable entre le sentiment philosophique et la mélancolie. Voire Schopenhauer se gaussant des optimistes, et autres idéalistes ! A voir le goût de la vérité, celle qui dérange, est déjà en soi un trait contre nature, une insulte à l’instinct de vie dans ce qu’il a de spontané, de créatif, de naïf, d’autosatisfait, d’impérialiste. Même les Grecs de l’époque héroïque n’ont pas osé aller jusque là. Même chez les classiques subsiste je ne quoi d’infantile, de suffisant, de narcissiquement correct qui les empêche de scruter l’abîme. De quoi accuse-t-on Socrate ? De sonder les cieux et les profondeurs de la terre.  Pourquoi Héraclite se résout-il tristement à déposer son livre sur le seuil du temple de Minerve ? Aucun homme vivant ne pourrait le comprendre, et son savoir tragique – à lui qu’on dit l’Obscur -  ne fait que troubler les bons esprits et les bons citoyens. Seuls les auteurs de tragédie, tel Sophocle, peuvent se permettre d’entrouvrir le voile : la poésie n’est-elle pas le refuge de l’indicible, que la philosophie, pourtant, devrait désigner à la pensée ?

« La vérité est dans l’abîme » . Seul un esprit mélancolique peut s’aventurer dans ces parages, alors que rien ne le retient plus dans la sphère du vivant. La sagesse la plus haute fait son lit d’une vision de l’insupportable. « Tous les composés sont souffrance. Tous les composés sont impermanents. Tous les composés sont sans soi ». Voilà comment s’initie la pensée de Bouddha. Voilà comment elle nous initie à la pensée de l’originaire. « Toi qui ne peux

supporter cet enseignement sublime, écarte-toi, va ton chemin, ne  distrais pas l’amant de la vérité ».

Mais alors quel est ce sentiment fondamental, cette idiosyncrasie si particulière qui contraint tel homme, telle femme, à ce choix radical, ce rejet du monde ? Qu’est ce qui fonde ce divorce inaugural qui chassera l’ermite de sa maison princière, qui éloignera le jouisseur de tout plaisir sensible, qui poussera le parturiant au fond des forêts, en compagnie des loups et des chacals ? Mélancolie, dira-t-on. Taedium vitae. Filtre noir des sorcières. Acédie, passion triste, rumination du cimetière, obsession de la moisissure et de la pourriture ? Mortification macabre ? Tout cela est possible, et se présente quelquefois. Mais ne soyons pas dupes des images. Ni des nosographies psychiatriques. Si le monde, un jour, fait problème pour la conscience, si le dégoût, la répulsion, l’horreur même emportent le sentiment vital, c’est que l’intelligence a pris le pas sur l’instinct, que vivre ne va plus de soi, et que la question du sens est passée au premier plan. Quel est donc ce monde qui accumule les charniers, qui ne fait fleurir la rose que pour la détruire, où toute chose va nécessairement à la mort, où la beauté même, et l’amour et la grandeur fanent irrémédiablement ? Impermanence, donc souffrance. Désir, attachement et deuil. Et pire que tout, cette mort qui emporte la chose, toute chose, n’emporte pas le mouvement lui-même, qui ne s’arrête jamais. Vision effroyable du Samsâra, cette roue qui tourne indéfiniment, et qui ne me jette au monde que pour me briser. Face à ces faits, que pèsent nos idéologies, nos consolations esthétiques et nos espoirs ? Qui n’est passé par cet étonnement dévastateur ne saurait accéder à la moindre connaissance philosophique.

Mais cela, mis à part quelques inéducables, tous les hommes le savent, et même les enfants.  La vraie différence se fait après la découverte. D’aucuns vont tout faire pour abolir, forclore, repousser, refouler le savoir tragique. Ils créeront de nouvelles fadaises religieuses, d’autres dogmes plus subtils, d’autres idéologies qui déplaceront l’angoisse vers de nouveaux objectifs : un monde meilleur, une société sans classe, une humanité de progrès et de raison. Ces fossoyeurs de la vérité seront universellement bénis par le corps social, encensés, portés au pinacle : la foule n’adore que les faux dieux. Ils feront carrière à l’université, au Parlement, au Hit Parade littéraire. Ce sont des escrocs intelligents. Ils ont même quelque mérite, si aucune lien social n’est possible sans psychose. Ce sont les consolateurs, les bienfaiteurs, les idéologues de la tyrannie séculaire. Ils auront toujours raison, puisque la foule les vénère, le pouvoir s’en nourrit. Esclavage pour tous, mais esclavage mou, « progressiste », libertaire ! Les hommes veulent des maîtres ? Ils en ont !

Tout cela nous amène à une terrible conclusion : la philosophie tragique est insupportable, subversive, inassimilable, décidément indigeste. C’est la peste ! La révélation tragique fait courir le froid de la mort ! Tout se décompose entre nos doigts. On peut choisir le suicide. Je ne blâmerai personne, et tel suicidant a plus de noblesse que tel inconditionnel de la vie. On peut penser aussi que le suicide ne change rien, dans l’ordre général, puisqu’il ne fait que précipiter ce qui arrivera de toute manière, sans rien changer quant au réel. Pire encore, la mort, et toutes les morts prises ensemble, n’empêchent en rien le mouvement universel,n’arrêtent en rien la hideuse roue de tourner et de tourner encore ! D’aucune manière on ne peut sortir du Samsâra.

Comment voulez-vous que l’horreur se transmue miraculeusement en beauté ? Le crime en acte de salut ? Le camp de concentration en sanatorium, le bagne en Club Med ? Ou pour parler comme Marcel Conche, comment gommerez-vous la souffrance des enfants ? Il y a là un hiatus que je ne peux franchir sans me consumer de honte. Comme tout un chacun j’admire la splendeur du printemps, les ailes bariolées des papillons, les yeux des chats, et tant d’autres merveilles. Mais le sentiment du beau est une construction de la sensibilité destinée à nous faire éprouver de la joie, et ainsi à nous maintenir dans l’esclavage vital. C’est toujours l’action du principe de plaisir. Pour autant il est bien stupide de ne pas tirer plaisir de ce qui s’offre à nous de plaisant et de rieur, mais ne soyons pas dupes ! La belle montagne nous écrase sans pitié, la furie sublime des océans nous emporte avec armes et bagages !

Je puis, avec l’intellect comme le recommande Spinoza, me hisser au niveau de la compréhension du Tout, me défaire de tout anthropomorphisme, ne rien condamner et ne rien louer pour contempler la nature infinie avec l’œil de la nature infinie. Peut-être ce qu’on appelle le nirvâna n’est-il rien d’autre que cette coïncidence silencieuse avec le Tout de l’univers, au delà du jugement personnel et de tout concept. Moi-même j’y parviens quelquefois dans la béatitude d’une méditation sans objet ni sujet. Mais ce ne sont là, je cite Bouddha, que d’heureuses demeures célestes, aussi illusoires que le royaume des dieux immortels. Non, décidément, je ne vois pas d’échappatoire au Samsâra. Le nirvâna n’est qu’un mot, et l’on y mettra ce qu’on voudra. Cela dit, mon problème reste entier : sans rien céder sur l’insurpassable vision tragique, sans gauchir cette vérité, sans la travestir ni l’affadir, sur le fond indépassable de notre « mélancolie » originaire, est-il possible, ou non, de parvenir soi-même, comme Bouddha, à faire éclore un sourire de sagesse et de compassion sur l’océan de la souffrance ?

Si la mélancolie nous fonde  comme sujets pensants il n’est peut-être pas nécessaire que nous en soyons les martyrs. .

 

 

 

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