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LE CHAOS PHILOSOPHE de Guy KARL
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20 septembre 2015

NON-PENSEE - CHAP II - (et 2) : Déambulations de surface

 

 

                               CHAPITRE DEUX

 

                  DEAMBULATIONS  DE SURFACE

 

 

 

                                         I

 

 

La Surface Absolue est le degré zéro de la représentation. Comblées les crevasses, les profondeurs mystiques et les grottes des anachorètes, arasés les palais, les minarets, les donjons et les clochers, il ne reste que l’immense surface lisse, plane, homogène et isotope de la grande surface universelle, quelque chose de grandiose, d’immensément laiteux, sans relief, sans contour, sans intervalle signifiant, une espèce de galaxie sans bornes et qui englobe tout, écrase tout sur l’unanime pellicule blanchâtre d’une droite infinie. Même l’image de la Voie Lactée dans la grande nuit d’été, cette gigantesque chevelure qui enserre le monde est encore trop signifiante. Et puis, quoi que l’on fasse, elle présente encore une certaine épaisseur, même à l’étirer tant que l’on voudra dans l’infini. L’image blanche du désert à perte de vue ne vaut pas mieux. Il restera toujours le relief languissant d’une dune rose, le serpent allégorique d’un oued entre les collines, ou le cri d’un oiseau pour distraire le regard de la vision entêtée du minimum visible. La Surface ne peut se voir ni se représenter. Et pourtant, malgré les exigences de l’imagination, il nous faut poser cet invraisemblable proposition, que tout réfute, et les sens, et notre sensibilité native, et l’entendement lui-même :

la Surface est la somme des sommes, le Tout arithmétique, le nombre d’or indéfini qui contient tous les nombres, excède tous les symboles et ruine à jamais notre prétention de savoir.

Absolue, la surface l’est nécessairement puisqu’il n’est rien en dehors d’elle, non qu’elle soit un grand sac cosmique, ou un contenant galactique à l’échelle du Tout. La représentation circulaire évoque trop goulûment le grand Sphaïros des Grecs, la matrice originelle, enfanteuse de mondes, et le temps de l’Eternel Aïon. Toutes ces pensées, bien qu‘elles hantent à jamais l’inconscient collectif des hommes, sont décidément discréditées par l’histoire de l’évolution. Elles ressassent ad nauseam la nostalgie d’un monde clos et enchanté, anhistorique et figé, relents de paléolithique, de grottes obscures et sacrées. Ne valent pas davantage les images de la hauteur, pyramides, stupas, colonnes hiérophantiques, interminables duplications du divin Phallus érigé, savoir et pouvoir des prêtres et des monarques. Ni vagin, ni phallus. Ni intérieur, ni extérieur. Ces deux-là s’appellent et s’acoquinent comme le Yin et le Yang, dans cette dualité bi-univoque de la métaphysique.

C’est dire que toute représentation traditionnelle d’espace mental ou cosmique est définitivement ruinée. Notre imaginaire ne nous est d’aucun secours pour penser notre réalité présente dans les affres de notre temps.

Pourtant, à la lisière des pensées  traditionnelles, il s’est trouvé quelques originaux pour développer une théorie d’un autre type. Je pense tout d’abord à Pyrrhon qui a ruiné à l’avance toute prétention au savoir : « Rien n’est plus ceci que cela. Tout est égal. Inconnaissables, sans repère ni critère sont les choses. Tenez-vous dans la non-différence ». Qui a jamais pris un tel enseignement au sérieux ? Montaigne s’y est essayé quelque temps, mais non sans réticence.

Il faut être un esprit bien singulier, ou fort malade, pour tenir l’équivalence comme principe de connaissance – ou plutôt d’ignorance savante – et l’indifférence comme critère d’action, - ou de non-action.

Plus près de nous il n’est guère que Spinoza pour avoir décrit une sorte d’immanence universelle, sans hauteur ni profondeur, sans valeur ni finalité, purement immanente à soi-même, sans justification autre que sa propre expression. Les choses sont ce qu’elles sont en vertu de leur naturelle réalité – leur « perfection », réalité purement nécessaire de par soi, mais sans nécessité qui la fonde, ce qui revient en sorte à justifier a posteriori l’équivalence du hasard et de la nécessité proclamée par les épicuriens. C’est le grand mérite de Gilles Deleuze, à mes yeux du moins, d’avoir dépoussiéré la lecture de Spinoza en lui rendant le tranchant incomparable de sa critique.

Toute modestie gardée, c’est dans cette lignée fameuse que je veux situer mes interrogations. Ce que j’appelle Surface Absolue, ces grands initiateurs l’ont peut-être vu, mais je ne peux me fier à ma seule lecture des textes, toujours contingente et imparfaite. Je veux mettre mes propres mains dans le cambuis, malaxer l’amer breuvage, éprouver par moi-même sa rude contexture, comme le recommandait Lucrèce en son poème. Et puis, j’ai l’impérieux désd’inventer mes propres formulations. Je laisserai là tous mes éventuels devanciers, et je marcherai comme si j’étais le Robinson volontaire d’une contrée âpre et désolée. Au premier regard, fût-il de l’intelligence philosophique, est-il région plus difficile, plus décourageante, île plus solitaire et rocailleuse, cosmologie plus immensément, vertigineusement silencieuse que la Surface Absolue ? Mais quand les yeux se lassent des puérilités et des attrape-nigauds, quand l’esprit se hérisse d’indignation, quand tout vous horripile et vous excède, vous êtes prêt pour le véritable voyage, non de quelque mystique reconfectionnée pour les ânes, non de quelque sectarisme éberlué, mais pour le seul qui compte : l’ouverture au réel du réel.Sans doute n’avons nous aucun organe spécialisé pour ce type d’entreprise. Et l’aurions-nous que nous ne le saurions pas. Tout ce que nous pouvons faire dès lors c’est déconstruire toutes nos représentations, pour voir, si voir se peut encore, peut-être faudrait-il dire toucher, ce qui se passe à la limite absolue de toutes nos opérations mentales. C’est la voie que nous suivrons ici, quels qu’en soient l

                                                            

 

 

                                                         II

 

 

En excluant de son champ de recherche tout ce qui ne relève pas de la raison, ou qui s’y résorbe, la philosophie s’est historiquement dépouillée de savoirs et d’intuitions que les anciens Sages de l’antiquité ne craignaient pas de consulter. Les Antésocratiques, en particulier, ne redoutaient pas la fréquentation de la Pythie et les ressources irrationnelles  de la poésie. Pour nous, aujourd’hui, c’est le domaine réservé de la folie qui semble offrir les perspectives les plus fertiles, ce qui exige une exploration méthodique du champ de la psychose, puisque c’est en elle que l’on trouve l’essentiel de ce que la folie, avec l’art bien sûr, peut nous enseigner de prometteur.

Je m’efforcerai, pour mon compte, de plonger dans ces réserves obscures de l’âme, persuadé que c’est le seul moyen de résoudre certains problèmes de connaissance. Je franchirai sans scrupules la barrière de certains préjugés tenaces qui enserrent la recherche dans les filets stérilisants de la répétition. De la même manière, seule l’audace de Schopenhauer avait su  secouer le joug d’un rationalisme ergoteur et radoteur. Son problème est le nôtre : qu’en est-il de la représentation, que vaut-elle, et pouvons-nous tourner ses limites pour explorer les voies apparemment impénétrables du Réel ?

Le coup de génie de Schopenhauer : traversant sans scrupules les obstacles de la représentation il s’ouvre d’un bond une brèche dans le « château clôturé ». Et comment fait-il ? Il découvre un levier extraordinaire dans l’analyse du corps, non pas du corps comme image ou comme symbolique langagière. Dans le corps réel agité de pulsions, soumis à l’aveugle force du vouloir-vivre, pénétré tout entier d’une frénésie de conservation et de reproduction, déterminé essentiellement par la puissance irrésistible de l’instinct sexuel. De là se déploie la vision grandiose et terrifiante du Vouloir-Vivre universel comme « Chose-en-soi », comme principe déterminant de la répétition, comme loi de la vie et de la mort, comme conservation et reproduction de l’espèce. D’où ses découvertes éblouissantes sur les illusions de l’entendement, les prétentions futiles de la conscience, les aimables duperies du rationalisme, le primat de la sexualité sur les autres fonctions mentales, le rôle du refoulement et de la compulsion de répétition, la signification de la pathologie, en un mot une formidable révolution philosophique où Freud n’avait plus qu’à puiser pour ouvrir une autre voie à la psychiatrie.

On sait ce qu’il advint de la découverte freudienne. Après quelques débuts prometteurs et flamboyants, Freud rétablit une sorte de rationalisme de l’inconscient, structuré comme une machine à représenter le destin des pulsions, leurs avatars, leurs déplacements, leurs liaisons dans la représentation, leur refoulement, leur retour, et leurs expressions symptomatologiques. Tout cela est passionnant et novateur, mais échoue à nous faire sortir du « théâtre antique » de la représentation, comme l’avait bien noté Deleuze. L’inconscient freudien est une scène bourgeoise, un peu vieillotte, un peu trop viennoise, avec ses maris cocus, ses belles-soeurs hystériques, ses catins et ses bigotes, et son intarissable phallocentrisme judéo-chrétien, ultime résurgence de la métaphysique en décomposition. L’univers freudien, centré sur la névrose, échoue inévitablement à comprendre les ressorts de la psychose, mais aussi des organisations narcissiques, faute d’une investigation réelle de ces champs, laissant une vision fragmentaire, idéaliste et scénique-théâtrale de l’inconscient. Mais ne faisons pas trop la fine bouche.

La névrose est définie classiquement comme un trouble dans les relations entre le moi et le ça, donc une lutte interne, au sein de l’appareil psychique lui-même, entre des forces contradictoires. Cette lutte se déroule sur une scène, qui est celle de l’inconscient représentatif, images, fantasmes, scénarios, rêves, symptômes tenant-lieu de parole, bref ce que Lacan appellera l’univers du signifiant, l’inconscient structuré comme un langage. La pulsion signifie, en principe, une ouverture vers un autre champ, le somatique, ou le somatopsychique, mais on s’empresse de la rabattre sur le signifiant pour la faire entrer de force dans le symbolisable, et finalement dans l’empire du langage. « Tout est langage » écrira-t-on à la suite de Lacan.

Je ne puis accepter un tel remaniement, un tel aplatissement des premières intuitions freudiennes qui laissaient présager d’autres perspectives théoriques et thérapeutiques. Faut-il s’étonner que les analyses actuelles s’éternisent dans un bavardage abscons, sans guérison, sans rémission, sans autre bénéfice que la reproduction du système ? Et jusqu’à quand ? La supercherie finira par se savoir.

 

La névrose n’ouvre pas sur le Réel. Mais la psychose pas davantage, du moins si on identifie, comme on le fait d’habitude, psychose et délire. Le délire n’est pas le moment initial de la psychose, mais une tentative secondaire de reconstruction du monde, qui se fait en général sous les auspices de l’imaginaire le plus débridé, parfois le plus systématique, dans la création d’une néo-réalité à la convenance exclusive du patient. Quand le délire est apparu, c’est déjà trop tard, le patient a sauté par dessus l’épreuve du réel, l’a escamotée, forclose, écartée pour se livrer aux délices subjectifs de la reconstruction délirante. Le « moment fécond » n’est pas l’apparition du délire, mais ces moments qui le précèdent, ces moments « schizophrènes » où s’écroule la figuration du monde apparent, où se fissure l’édifice de la représentation, où se désagrège l’habituelle vision et perception des choses constituées, réifiées dans le savoir, et où, en quelque sorte s’ouvrent les Portes béantes et grinçantes de l’Hadès. Moment de déréalisation, si l’on veut, de dépersonnalisation, d’onirisme crépusculaire, mais tous ces termes, trop psychiatriques, ne satisferont que les psychiatres, au prix d’une falsification de l’expérience réelle, bien vécue, originellement vécue par un sujet bien réeL

Pour dire les choses le plus clairement possible : la névrose nous laisse entièrement dans le champ de la normopathie ordinaire, et si le sujet entrevoit d’autres perspectives on le ramène généralement dans les parages bien huilés de la castration, de l’oedipe, de l’envie du pénis, et autres singeries analytiques. Ce que la névrose avait de potentiellement révolutionnaire, ces perspectives d’effraction hors de la prétendue « réalité », se voient étouffés dans l’œuf par des praticiens abreuvés de théorie à courte vue et soucieux de normalisation.

Quant à la psychose, son interprétation est généralement faussée par une conception incomplète du délire comme construction de néo-réalité réactionnelle. Quoi d’étonnant si le délire lui aussi est si décevant pour la connaissance, malgré les œuvres parfois hardies qu’il a pu engendrer chez tel ou tel artiste décompensé. Je ne sache pas que ces cas aient fondamentalement renversé la conception régnante, et nous ait affranchi des limitations de la représentation. Toutefois elles les ont notablement élargies : Artaud, Van Gogh, Nerval par exemple.

Si l’on veut avancer dans notre exploration il faudra interroger plus avant ces « moments schizophrènes », ces moments de blanc, d’ouverture absolue, de déconstruction instantanée qui ne se produisent pas forcément dans des crises pathologiques, mais que nous ne pouvons guère, pour de multiples raisons sociales et culturelles, saisir au vif en dehors des témoignages réputés pathologiques.

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