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LE CHAOS PHILOSOPHE de Guy KARL
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19 septembre 2015

NON-PENSEE - chap III - 4 et 5 (fin)

Une image se présente spontanément à mon esprit, et rien ne m’interdit en somme de la laisser vivre. J’ai souvent remarqué que les images nous portent quand le concept se révèle inadéquat. Pour autant une image n’est qu’une image, un support momentané.

L’univers de la représentation nous est apparu comme perforé invisiblement d’une secrète mais incontestable béance. Nous nous sommes hasardés par ce trou, et nous avons pu repérer le statut paradoxal du nobjet, à la fois quelque chose dans son efficacité attractive et protectrice sous les auspices du fantasme, et rien dans sa dimension de vide. Ecartant le fantasme, ultime construction représentative, nous descendons résolument par la brèche, pour déboucher – où ? L’illimité, l’apeiron, le sans forme. Ce qui existe au delà du tunnel – et c’est à dessein que je prends cette image qui évoque les expériences de mort proche – c’est l’indifférencié de la Surface Absolue, le plan d’immanence irreprésentable, celui des choses.

 

Ici toute image révèle sa caducité, aussi faut-il cesser de présenter. On ne peut en parler que sous la forme d’une « cosmologie négative », bien éloignée de tout ce que la science moderne peut en dire, encore que certaines de ses notions puissent nous aider à l’occasion. Une des difficultés principales tient au fait qu’il nous est quasi impossible de faire le deuil de l’idée de sujet. Dès qu’apparaît le sujet nous basculons à nouveau dans la représentation d’objets. La Surface absolue résorbe nécessairement le sujet, abolit tout sujet possible et imaginable, dans la décomposition sans reste de la représentation. Mais dira-t-on, sans sujet ni objet, que reste-t-il ? Le réel tel qu’en lui-même.

 

Tant qu’on raisonne dans le cadre de l’idéalisme on est victime de l’illusion du sujet, et quoi qu’on fasse on retombe inévitablement dans cet anthropocentrisme qui ramène l’univers à un « environnement », à un milieu externe, au projet cartésien de maîtrise de la nature. Il vaut mieux écarter, et le sujet cartésien, et l’objectivisme matérialiste, et la notion de « nature », lourde de présupposés métaphysiques, finalistes et idéologiques. En fait, il faut faire le deuil de tout ce que la philosophie a pu élaborer au cours des siècles, toutes les théories, tous les dogmes, tous les savoirs, pour revenir à l’évidence indépassable du « il y a ». C’est là que je rejoins volontiers Marcel Conche, toutes références à la nature suspendues, pour estimer qu’en dernière analyse on ne peut rien affirmer, si ce n’est justement ce « il y a ». La solution au doute cartésien n’est pas l’existence du sujet, comme Nietzsche l’a fort bien établi, mais cet irrécusable du « il y a » qui englobe tout, qui fonde tout, et l’éventuel sujet y compris. L’expression allemande « es gibt » est encore plus explicite : il y a quelque chose, il y a des choses, et quoi que je puisse cogiter par ailleurs, je buterai toujours sur ce socle ultime, ce rocher de Prométhée. Il y a, voilà qui ne souffre pas de discussion.

J’apprécie hautement le caractère indéterminé de ce « il y a ». Car on n’en sait pas plus, en toute rigueur. Tout le reste est construction, élaboration, fantaisie ou fantasme. Et nos prétendus objets, s’ils existent en quelque manière, nous n’en pouvons rien dire que des opinions. « Je m’abstiens » est bien le dernier mot en matière de connaissance.. On encore :

ni ceci, ni cela ; ni pas ceci, ni pas cela ; ni à la fois ceci et cela ; ni à la fois pas ceci et pas cela. Quadruple négation qui ratisse toutes les propositions et les réduit en cendres.

 

A partir de là, tout ce qu’on peut dire n’est que négatif, y compris la négation elle-même. Si le pyrrhonien parle ce n’est jamais pour établir quelque vérité en matière de connaissance, c’est exclusivement à titre polémique pour ruiner toute proposition possible. On a remarqué depuis longtemps qu’il n’est personne qui soit aussi péremptoire qu’un pyrrhonien, et on a voulu y voir une contradiction interne. Mais c’est mal comprendre le pyrrhonisme qui ne parle que pour ruiner la position de l’adversaire, qui lui paraîtra toujours trop affirmative ou négative, toujours trop dogmatique et assurée. Aussi le pyrrhonien ne dit-il rien si ce n’est que toute position sur l’être ou le non-être est parfaitement vaine, non pas tant par son contenu, dont on ne peut en somme rien juger, que par son intention fondamentale. Vouloir est toujours de trop.

 

 

V

 

 

 Table rase. Ne reste que la surface, ou pour le dire en termes lucrétiens, la somme insommable des choses. Ce terme de chose, volontairement vague, neutre, et sans relief, correspond le moins mal possible à ce qu’en disait Timon :  il faut considérer « hopoia pephuke ta pragmata », littéralement « comment sont devenues les affaires » ce que Marcel Conche traduit par « quelle est la nature des choses en elles-mêmes ». Pragmata peut se traduire par choses, dans le sens des choses de la nature, comme le latin natura rerum. Mais pragmata veut dire d’abord les affaires, les actions. Et « pephuke » est le passé de « Phuo », croître, pousser, sens que nous retrouvons dans la « Physis », littéralement la croissance, que nous traduisons effectivement par nature, ce qui affaiblit notablement la portée du grec, en lui retirant sa dimension de mouvement, de développement spontané, de puissance créatrice. La

phrase de Timon est intraduisible, si du moins on veut restituer sa force de suggestion. Ce la donnerait quelque chose comme : il faut d’abord considérer comment les choses se sont manifestées, sont apparues, ont crû de leur propre mouvement. Mais ici « choses » n’a aucune parenté avec l’ « objet », lequel évoque un être matériel, perceptible, donné devant moi pour une observation ou une utilisation. « Chose » dans ce contexte est d’une indétermination absolue, désignant au sens strict « n’importe quoi » qui arrive, une marée, le vent dans les branches, une éclipse de soleil, un village d’oiseaux, une organisation politique, une parole, un geste, une opinion, une sensation, un phénomène chimique, bref n’importe quoi qui arrive, événement minuscule et insaisissable, ou grandiose comme la naissance d’une étoile. L’originalité de cette conception est de faire sauter au premier chef toutes nos distinctions conventionnelles, nos préjugés et nos classifications, et notamment la séparation entre le naturel et l’artificiel, le non-humain et l’humain. Humiliation préalable : la parole humaine n’a aucune supériorité sur le jacassement de la pie. Un tsunami n’est pas plus étrange qu’une paisible marée. Les phénomènes chimiques n’ont pas de différence a priori d’avec les intuitions mentales. Tout s’égalise sans reste dans l’indétermination universelle de la Surface.

 

Exaspération légitime du scientifique : « vous renversez d’un seul mouvement le travail multiséculaire de la recherche, abolissant ces précieuses distinctions qui ont permis les progrès remarquables où nous sommes ! Vous nous proposez un nouvel obscurantisme, à la mesure des barbares qui aujourd’hui menacent l’ordre du monde ! » . J’accepte la critique, sauf qu’elle n’est d’aucun poids : nous ne parlons pas des objets, nommément scientifiques, mais des choses. Décidément, c’est un point de vue à peu près impossible ! Raison de plus pour continuer ! Nous n’avons pas encore épuisé tous les ressorts du tragique.

Notre texte continue : « Il (Pyrrhon) les montre également in-différentes, immesurables, indécidables ». Egalité des choses : égalité dans tous les sens. Pas plus ceci que cela. Pas plus digne ou plus juste, ou plus vertueux, ou plus naturel, ou plus tout ce que vous voudrez. Il y a des choses. Elles apparaissent, se développent, fulgurent, disparaissent. Elles vont et viennent, se détruisent mutuellement ou s’accordent en d’étranges tourbillons, fusent, luttent, s‘entre- dévorent, se démultiplient, éclatent en faisceaux lumineux, se dissolvant et se reformant à l’infini. Tourbillons de poussière dans un rai de lumière, danse des particules, vrombissements, cataractes, vortex, amphores d’étoiles et de parfums. Et surtout, aucun privilège pour l’humain, pour le riche ou le souverain, le blanc ou le bourgeois. Egalité sans contenu. Une seule condition : apparaître, disparaître, mais disparaître c’est apparaître encore, sous d’autres formes. Et le tout à l’infini.

Cette étrange égalité ne se peut voir que sous le regard épuré, dépouillé du pyrrhonien. Rien ne fait relief, rien ne sépare, rien n’unit - tout danse. Et le sage, dépouillé lui-même, est emporté dans la danse, dansé dans la danse. Egalisé. Dissous dans l’inséparé. On ne le dit pas assez : le pyrrhonisme est un regard singulier, un regard auto-défléchi dans le tout. Un regard sans reste.

 

Fin du miroir, fin du sujet auto-réfléchissant, narcissique ou objectal, mais cette co-activité du vu-voyant et du voyant-vu, sans différence, sans image possible, co-absorption dans le tout.

 

La suite du texte est dès lors explicite. In-différentes sont les choses, impossibles à isoler les unes des autres, impossibles à opposer, comparer, sous-peser, évaluer. Toute différence renvoie à un principe de différenciation, lequel est introuvable. Faut-il dire : il n’y a pas de différence pensable, ou dire que, dans la pensée, les différences sont inestimables s’il n’ y a que des différences, à l’infini ? Aucun arbre n’est semblable à un autre. Mais alors qu’est ce qu’un arbre ? Où commence, où finit l’arbre ? Et l’arbuste ? Et le Bonzaï ? Et le légume ? Et l’herbe ? Et la brindille ? Et la molécule ? Et l’atome ? Et l’électron ? Etc ? Fuite dans l’illimité, cataracte infra-atomique, dissolution universelle. Et pourtant il y a des choses, entendons, des processus, des mouvements, des déclinaisons, des conjonctions-disjonctions, des apparaître toujours singuliers, incomparables, im-mesurables, indécidables. Le langage dérape comme un mobile sur la glace, le jugement s’affole, la raison patine, la sensation ne saisit et n’isole rien qui fasse masse, volume, épaisseur, couleur, forme ou relief. La réduction pyrrhonienne accomplit l’intuition de Démocrite : « Seuls existent l’atome et le vide, tout le reste est opinion », sauf qu’ici sautent définitivement ces ultimes particules, ces derniers principes de différenciation qui rendaient l’univers pensable. Tout élément qui aurait permis une quelconque reconstruction d’une idéologie de l’Etre se voit impitoyablement pulvérisé. La pensée, après la sensation, se voit disqualifiée sans retour, à jamais exclue du cercle magique, énigmatique du Réel. Je ne vois que Pyrrhon pour oser coupure si radicale, humiliation totale des prétentions de la raison, disqualification définitive du savoir.

Le plus difficile, dans cette vision, reste la suppression du sujet. Que le monde périsse, voilà qui ne gêne pas grand monde tant que demeure intact le bon vieux moi, source de toute objectivation. Qui ne pense secrètement, dans le fond de son cœur, qu’il est de quelque manière « la source absolue » de toute chose, le fondement ultime de la réalité ? L’idéalisme fera ses délices de cette naïve prétention. On dira que les Grecs ignoraient encore cette suffisance narcissique, et se référaient massivement à l’Etre, comme fondement ultime et initial. C’est vrai, et même pour Démocrite et Epicure. Dès lors il faut reconnaître que Pyrrhon fut le seul à opérer la suspension absolue, mieux, l’éradication totale, la suppression sans reste du savoir, et de l’Etre, et du Sujet. En effet, tant qu’il demeure un repli possible, une cache secrète, une crypte archéologique, un refuge discret pour une pensée de l’Etre, même sous la forme du sujet, tant qu’il demeure, sur la terre ou dans le ciel, ou dans les profondeurs, un quelque chose qui fasse substance, qui donne consistance, assise à la saisie,  au savoir et au pouvoir, nous restons inévitablement dans le champ de la métaphysique, fût-elle une anti-métaphysique matérialiste à la manière d’Epicure ou de Marx. Le vrai clivage n’est pas entre l’Etre et le Non-Etre, entre l’idéalisme et le matérialisme, le réalisme et le nihilisme. Pyrrhon n’enseigne nullement le Non-Etre, le Néant et le nihilisme, mais une forme subtile de vacuité : il y a des choses, elles ex-sistent, paraissent, se manifestent et disparaissent, mais nous ne pouvons ni les connaître, ni les juger, ni les évaluer, ni les maîtriser, quelles que soient par ailleurs nos incontestable prouesses scientifiques et techniques. Ce que nous maîtrisons ce sont des objets construits, jamais les choses.

 

Pour bien comprendre cela il faut opposer le regard du désir et la contemplation intuitive. Notre thèse est des plus simples. La connaissance, sous toutes ses formes, est une activité du désir : savoir, prévoir, pouvoir. D’où les sciences et la technoscience : devenir comme maîtres et possesseurs de la nature. Instrumentalisation du monde, impérialisme, domestication des objets et des sujets, et, aujourd’hui, globalisation et arraisonnement de la planète. Victoire de l’homo faber, de l’homo sapiens-demens, et demain, peut-être, sa ruine et sa disparition. Et dans le même registre, celui du désir, du vouloir et du pouvoir, nous rencontrons le valoir : ce qui vaut c’est le désir et ses créations, ses performances et sa reproduction à l’infini. Nos valeurs ce sont nos conventions, nos idéologies nos fantasmes collectifs, nos projets nos psychoses. La série serait plutôt : désirer, vouloir, valoir, savoir, prévoir, pouvoir. Ces quelques termes enrôlent la vérité de notre civilisation.

Pyrrhon enseignait qu’il faut « dépouiller l’homme » et que la chose était quasi impossible. Qu’est ce à dire ? Timon déclarait que le désir est le premier de tous les maux. Voilà qui fait série. C’est le désir qui nous arrache à la contemplation des choses, à la silencieuse coïncidence de la conscience et de la vie. Le langage nous détache du fond obscur de la Surface, du plan d’immanence, pour nous précipiter dans le monde de la domination et de l’aliénation : nous construisons lentement le fantasme d’un sujet autonome face à la disponibilité sans réserve des objets. Nous voilà enferrés dans l’ordre symbolique, la convention et la loi sociale, c’est à dire dans l’infini bavardage de la métaphore, de la métonymie, de l’insatisfaction et du ratage. Normopathie ordinaire, distinguée, inconsciente ou extorquée. Image incontournable du malheur. Logomachie de la violence.

 

« Dépouiller l’homme ». Pour moi je ne vois aucune condamnation morale dans cette formule, aucune valorisation vertueuse de l’ascétisme. C’est un constat pur et simple. L’homme est malheureux parce qu’il s’est laissé arracher au silence insignifiant des choses, et qu’il ne peut plus faire autrement que de jouer la partition du « semblant », ou pour parler comme Démocrite, de la convention. Comment défaire ce qui a été fait ? Faut-il, comme Diogène, faire de la fausse monnaie pour déjouer le social ? Faut-il lutter ? Faire la révolution ? Peine perdue. La révolution ne fera autre chose que remplacer un ordre socio-politique par un autre. Alors ? Se dépouiller c’est faire le chemin inverse de la socialisation. Défaire la convention. Ruiner les représentations, les opinions, les jugements, les valeurs. Déconstruire les édifices fallacieux du désir. Démystifier le savoir. Eclairer les fondements passionnels de la volonté de connaissance et de maîtrise. Dévaluer les valeurs. Désidéaliser les idéologies. Faire le vide. Mais, constatant l’inanité indépassable de ces combats, s’abstenir de prêcher, de dialectiser, d’éructer et d’aboyer. Peine perdue : la situation est sans solution,

l’homme étant ce qu’il est. Laissons Socrate et Diogène à leurs illusions réformistes. Retirons-nous, non pas forcément dans la montagne vide, mais, ici et maintenant, en ville ou à la campagne, dans cette certitude tranquille du non-savoir, de l’ignorance savante, de l’aphasie. Tout, dans la vie sociale, est coutume et convention, de toujours et à jamais. Prenons acte, et vivons selon notre propre vérité, conquise de haute lutte, vraisemblablement incommunicable, au plus près du Réel.

 

La non-différence dans les choses réduit à néant toute prétention de dire ce qui est. Non savoir, tel est définitivement notre condition. Dès lors la parole devient in-différente. Pourquoi parler plutôt que se taire ? Sans doute. Mais pourquoi se taire plutôt que parler ? On fera indifféremment l’un ou l’autre. Ironie supérieure. Quand je parle je sais que je ne dis rien, et quand je me tais je n’en dis pas plus. Je parlerai éventuellement pour déconstruire tout discours, sachant que cette déconstruction ne change rien aux choses, mais dégageant pour ainsi dire l’esprit de ses attachements passionnels, recréant du vide, et dans ce vide, la chance, et la grâce, de la trouvaille, de l’arbitraire et de la poésie.

 

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