Autoportrait : poésie 10 (Fin)
7
Poète, où donc est ta mémoire ?
Sur les charniers poussent des fleurs
Nos souvenirs, et les pleurs de notre âme
Arrosent doucement la terre,
Et tout passe, tout passe, et même la souffrance,
Mais il faut beaucoup de temps,
Pour vivre de patience
8
J’ai un trou dans la poitrine.
Quand je me regarde dans le miroir je ne me reconnais pas. Ce que je vois ce n’est pas moi. Je vois une vieille chose toute étonnée, comme déchirée entre ce qui est et ce qui n’est pas.
Deux moments vides, qui ne se rejoignent pas.
Les choses ne sont pas à leur place. Les mots ne disent pas les choses. Tout passé dégorgé, tout avenir déqualifié. Le temps n’est plus que temps.
9
Tout coule et glisse, et je suis là
Je coule et je suis là
Je n’y suis pas
Je ne suis nulle part
Pourtant je vis bien quelque part
Dans un lieu qui n’existe pas
Qui jamais n’exista.
10
Jusqu’à l’extrême du plaisir
J’ai la pensée lucide et froide
Acérée comme un couteau de chasse
De l’inutilité
De la précarité
De la vanité, de la futilité
De l’insondable inanité
De l’incongruité de toute chose au monde
Comme un rire qui me déchire
Et me cadavérise.
11
Une sourde mélancolie
Envers nocturne, trou noir, abîme,
Je suis habité de la tragique évidence
Que le bonheur est un rêve d’eunuque
Le savoir un cache-misère
L’amour un dé pipé
La beauté, grain de peau, un appeau ;
Mais le plus étrange
C’est qu’avec tout cela il est possible de vivre
Et ni mieux ni plus mal
Comme vivent les sansonnets
Avec un petit quelque chose en plus
Sel de mer, sel de larmes
Poinçon d’acidité.
12
Détrempée, vert-anglais
Fouaillée de soleil
Oasis de lumière liquide
La prairie s’ouvre comme une amante.
Un peuple de moineaux
Bivouaque et chante.
Hélas, aimer la vie facile
Les gens légers, la musique, le vent dans les cheveux !
Qu’est-ce donc qui m’arrache à la vie
Me tire obscurément dans l’entre-deux
D’un temps qui monte et qui descend
Et se déchire et se reprend ?
13
Ce que nous sommes un dieu le sait peut-être
Mais nous, de notre maigre savoir
Nous faisons des palais de cristal, quand l’orage
Arrache la toiture et les murs, et nous jette
Au tourbillon poussiéreux des hasards.
14
J’ai oublié ma langue maternelle
Je suis né d’aujourd’hui
Chaque matin je me réveille neuf,
Et vierge, et disponible, et désireux,
J’ouvre la porte au petit jour
Je ne me souviens de rien
Les mots me prennent par la main
Je danse d’allégresse
Je me ris du destin
15
Je vois le monde dans la fumée de ma pipe
Cela fait de belles volutes bleues et mordorées
Il me semble que mon âme se colore de rose
Les arbres de bleu clair
Cela donne un petit air de Méditerranée
Allègre, vif, matutinal
J’hallucine les blanches voiles sur la mer ;
Blanche et bleue, elle m’accueille, me sourit
La patrie immortelle du cœur !