AUTOPORTRAIT : poésie 10
AUTOPORTRAIT
Poésie 10
PRELUDE
Il fut le premier, le dieu
A me déchirer les entrailles, quand vint
L'heure de la parturition.
Et depuis lors, de jour en jour,
Se creuse la fêlure
Que rien ne cicatrise, et que nul
Savoir ne peut résoudre.
ESQUISSES d'AUTOPORTRAIT
Portrait du poète sur pied : il se tient debout, légèrement voûté, le regard à demi, tantôt errant à l’entour, sans rien fixer de particulier, tantôt comme replié, retourné vers l’intérieur, à se perdre dans l’illimité. Ici, il est d’ailleurs, jamais tout à fait ici, absenté peut-être, en quelque arrière-pays de mousse et de collines, à suivre le vol d’un vautour, ou à caresser du regard la courbe onduleuse d’un nuage. On le dit rêveur, mais il est pleinement celui qu’il est, quand le rêve lui-même est encore une occasion, une tentation de poétiser.
Jusque dans le rêve la musique des mots le hante. Pour un peu, comme Schumann excédé par la mélodie qui le poursuit, il se jetterait quelque jour dans le Rhin, mais comment savoir ? Les eaux du fleuve aussi ont leur musique, insistante, imparable… Non, il n’est pas d’échappatoire possible, il faut cohabiter avec le démon, l’apprivoiser si possible, jouer avec lui, comme fit Héraclite, aux osselets, à la porte du temple.
Le poète est un fou du langage, comme d’autres sont fous de Dieu, ou de la forme, ou du marbre. Folie de la beauté, sublime, éreintante folie.
Mais je veux le voir dans son ordinaire : rien ne le distingue des autres hommes, ni vêture, ni allure, pas même son parler. Le plus célèbre d’entre eux vécut trente-six ans dans une tour, presque sans sortir. Parfois, pour honorer un visiteur, ou pour s’en débarrasser à peu de frais, il griffonnait un rapide poème sur un bout de papier, qu’il signait d’un nom de fantaisie. Même le nom propre finit par se dissoudre sous le feu du langage. A la fin, tout à la fin, le poète n’est plus que poème. Et le reste perd alors toute importance.
1
Soixante-douze ans, déjà
Les ans ont passé si vite, si vite
C’est comme un rêve, intense dans le rêve,
Et qui n’est plus qu’une ombre indistincte au réveil.
Soixante-douze ans, déjà
Et fou toujours, instinctuel et pulsionnel,
A chercher le milieu extatique
Cime des cimes, la sublime
Combustion des contraires
Eau et feu, ciel et terre !
Très tôt
Je fus happé
Terres lointaines, îles inaccessibles
Hélios est mon dieu personnel
Dieu d’avant tous les dieux
Bien réel
Fou cosmique qui soulève la terre
Dans son étreinte hyperbolique !
J’ai quitté le nord pour le sud
Au sud je suis homme du nord.
Mais le centre est toujours ailleurs :
Intérieur-extérieur
En vain je le poursuis :
C’est très simple : il est là où j2
2
Ingrate, fâcheuse vieillesse
Qui de ses griffes d'hydre acerbe nous laboure !
Si en petits morceaux le corps retourne à la poussière
Puisse, d'élan viril, l'esprit qui piaffe et se rebiffe
Tenir un temps le signe haut contre la mort
Dire le vrai, l'impermanent, le nécessaire
Avant de consentir à la rigueur du sort.
3
La flèche de la vie court à la cible
Manquer la mort est impossible
4
J’abordais les eaux troubles de la quarantaine.
Ce jour-là, en marche vers le parc de la Pépinière, sans prévenir, ce fut un coup, un de ces coups qui vous hachent, un instant, si bref, une suspension, comme un hiatus dans la continuité du temps, éclair zébrant.
Je me vis comme je ne m’étais jamais vu, mais était-ce encore moi, cette béance, pure béance, en négatif, comme un trou dans la rugosité de l’être.
En cet instant précis
Je me vois très exactement
Tel que je suis
Tout nu
Tout cru
Sans fard, sans maquillage
Sans miroir
Sans image, ni de moi, ni d’un autre
Sans nul qui me regarde ou admire ou désire
Sans idée, sans désir, sans personne
Sans passé ni futur,
Sans rien. Il ne reste exactement
- Plus rien.
C’est une étrange chose
Que de se surprendre soi-même en deçà du décor
Coquille vide, absence inexprimable,
Par où s’écoulent toutes les images,
Ne reste alors
Que la forme vide, la violence
Du Temps.
5
Rapidité
Tout est dans la rapidité
Quelques coups de crayon
Et voici un arbre doré de fin d’été
Un écureuil
Un merle et sa merlesse,
Rouges fleurs et buis d’ivoire
L’éclat du jet d’eau coupant le ciel
Des filles qui rient dans la lumière
Je me lave
Je me lave les yeux du coeur
Au ruisseau bleu du petit jour.
6
Elle insiste, elle est chère
Cette voix qui m’intime
De chanter l’éphémère
De chanter la splendeur
La lumière égéenne
L’ivresse et la couleur.
Blanche la voile glisse
La mer céruléenne
Est l’épouse d’Ulysse.
7
Poète, où donc est ta mémoire ?
Sur les charniers poussent des fleurs
Nos souvenirs, et les pleurs de notre âme
Arrosent doucement la terre,
Et tout passe, tout passe, et même la souffrance,
Mais il faut beaucoup de temps,
Pour vivre de patience
8
J’ai un trou dans la poitrine.
Quand je me regarde dans le miroir je ne me reconnais pas. Ce que je vois ce n’est pas moi. Je vois une vieille chose toute étonnée, comme déchirée entre ce qui est et ce qui n’est pas.
Deux moments vides, qui ne se rejoignent pas.
Les choses ne sont pas à leur place. Les mots ne disent pas les choses. Tout passé dégorgé, tout avenir déqualifié. Le temps n’est plus que temps.
9
Tout coule et glisse, et je suis là
Je coule et je suis là
Je n’y suis pas
Je ne suis nulle part
Pourtant je vis bien quelque part
Dans un lieu qui n’existe pas
Qui jamais n’exista.
10
Jusqu’à l’extrême du plaisir
J’ai la pensée lucide et froide
Acérée comme un couteau de chasse
De l’inutilité
De la précarité
De la vanité, de la futilité
De l’insondable inanité
De l’incongruité de toute chose au monde
Comme un rire qui me déchire
Et me cadavérise.
11
Une sourde mélancolie
Envers nocturne, trou noir, abîme,
Je suis habité de la tragique évidence
Que le bonheur est un rêve d’eunuque
Le savoir un cache-misère
L’amour un dé pipé
La beauté, grain de peau, un appeau ;
Mais le plus étrange
C’est qu’avec tout cela il est possible de vivre
Et ni mieux ni plus mal
Comme vivent les sansonnets
Avec un petit quelque chose en plus
Sel de mer, sel de larmes
Poinçon d’acidité.
12
Détrempée, vert-anglais
Fouaillée de soleil
Oasis de lumière liquide
La prairie s’ouvre comme une amante.
Un peuple de moineaux
Bivouaque et chante.
Hélas, aimer la vie facile
Les gens légers, la musique, le vent dans les cheveux !
Qu’est-ce donc qui m’arrache à la vie
Me tire obscurément dans l’entre-deux
D’un temps qui monte et qui descend
Et se déchire et se reprend ?
13
Ce que nous sommes un dieu le sait peut-être
Mais nous, de notre maigre savoir
Nous faisons des palais de cristal, quand l’orage
Arrache la toiture et les murs, et nous jet
Au tourbillon poussiéreux des hasards.
14
J’ai oublié ma langue maternelle
Je suis né d’aujourd’hui
Chaque matin je me réveille neuf,
Et vierge, et disponible, et désireux,
J’ouvre la porte au petit jour
Je ne me souviens de rien
Les mots me prennent par la main
Je danse d’allégresse
Je me ris du destin
15
Je vois le monde dans la fumée de ma pipe
Cela fait de belles volutes bleues et mordorées
Il me semble que mon âme se colore de rose
Les arbres de bleu clair
Cela donne un petit air de Méditerranée
Allègre, vif, matutinal
J’hallucine les blanches voiles sur la mer ;
Blanche et bleue, elle m’accueille, me sourit
La patrie immortelle du cœur !
16
Je voudrais inventer des mots nouveaux
Légers, comme des pas de danse
Des mots, comme des roses
A déposer sur le front de l’aimée
Doux comme des baisers
Des mots qui disent l’aventure
Des mots comme des gouttes lisses
Comme la gaze douce
Comme l’embrun, la bruine et le parfum,
O doux arôme, o l’insensible
Ecoulement du temps, comme un nuage délicat
Qui mauve dans le ciel s’évapore !
17
Le poème c’est du rythme
Rien que du rythme
Et ça danse, et ça tangue et ça claque
Sur un pied, sur trois pieds, mille pieds !
L’air est vif, le soleil batifole entre les arbres
J’ai l’esprit clair, le corps sensitif
Je feuillette quelques amis poètes
Je grappille comme un merle
Je ne réfléchis pas
Je laisse venir à moi les mots et les images,
Je fais un bouquet de tendres pensées,
Et le coeur apaisé
Je l’offre à toutes les déités
De la mer, de l’air et de la terre !
18
Nous dansons sur l’abîme…
Ils sont à la périphérie du monde,
Exilés, relégués, les dieux,
Et sans pouvoir.
Ils contemplent la sphère dévastée
Où les hommes s’efforcent,
En vain, de maintenir la vie.
L’esprit, le beau, le vivifiant
S’est retourné sur soi-même
Et soudain,
Le temps, lui qui allait paisiblement son cours,
Se met à tourner sur lui-même, hystérique,
Toupie affolée, frénétique,
Et, pris, emporté dans le vortex
Vertigineusement,
Glisse par le goulot,
Dans le Chaos.
19
La Joie, c’est tout autre chose que le plaisir. La Joie c’est ce qui survient quand tout est perdu, consumé, quand le deuil a brûlé toutes nos attaches, nous laissant nu sur le seuil.
Maison vide, le vent a tout emporté.
Tout est parti. Alors se révèle l’essentiel, qui demeure dans le dénuement, qui traverse l’épreuve, qui revient toujours, à la même place.
Place vide.
Etonnement de chaque matin, toujours neuf, premier matin : j’y suis, et tout y est, soleil et vent, marée du jour.
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