Le Chant des Origines, III, 5
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"Eli, eli, lama sabactani"
Père, père, pourquoi m'as tu abandonné?
Le Fils, du haut de sa croix patibulaire
Implore. Et les soldats
Assis au pied du gibet, à boire et à manger,
Ricanent : "Le voilà qui appelle Elie le prophète !
Il est beau, notre roi des cieux,
Avec sa couronne d'épines !".
La chaleur fait fondre les pierres, le ciel
Fermé, semble de plomb. Tout s'arrête.
Le moribond gémit, tête penchée sur la poitrine.
Un soldat plonge sa lance dans un chiffon
Imbibé de vinaigre, qu'il tend au malheureux.
Le temps passe, immobile. Et dans un dernier spasme
Le Crucifié trépasse.
A quelque temps de là on le décroche
On l'étend sur la pierre chauffée à blanc.
Voilà l'homme, gisant, tout nu comme au jour de naissance,
On voit les os à travers la peau meurtrie,
Le sang coule encore de sa tête couronnée
Sur le front, dans les yeux ;
Le flanc percé, plaie purulente,
Exhibe la douleur muette de la chair.
C'est un homme très ordinaire
Pareil à tant de suppliciés ordinaires
Il avait cru que le Père céleste l'appelait à la vie immortelle
Il avait enseigné l'accès à la vie immortelle,
Et maintenant...
Mon royaume n'est pas de ce monde, disait-il.
Est-il un autre monde ?
Sur la colline déserte, brûlée de ciel,
Quelques genêts solitaires
Bercent leur tige dans la brise
Ici vécurent des rois, des princes, des laboureurs
Ici se dressaient des remparts, des temples, des théâtres,
Les foulent venaient de loin applaudir les poètes
Des fontaines jasaient comme des filles
Parlant d'amour, de séduction, de volupté
Et les garçons faisaient les fiers ;
Ici la vie tourbillonnait,
Joyeuse et magnifique.
Il n'en reste plus rien.
Le genêt, sur le flanc de la colline,
Berce sa tige en soupirant.
Lui seul a survécu à tant d'orages
Aux massacres, aux pillages,
Rien ne demeure, rien ne dure
Sous le ciel, sur la terre,
Que l'éternelle, insensible nature.