Le Chant des Origines : II, 3
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Les morts
Laisse-les mourir,
Les morts
Laisse-les pourrir, déchet de corps dans le corps
De la terre, ou partir en fumée
Dans le ciel qui s’indiffère.
De vouloir les garder, voilà le mal, la gangrène de l’âme.
Ce corps de volupté qui embrassait ton corps
Ce doux visage où tu lisais cette infinie tendresse
Où tu t’enveloppais de la tendre assurance
D’un futur de félicité – désormais
Ce n’est plus qu’une image où tu puises à longs traits
La nostalgie amère, et la douleur, et les larmes.
Perte cruelle, hélas, d’une beauté rayonnant de jeunesse !
Et maintenant ? Tu dis : elle est partie. Hélas
A-t-elle jamais été à toi ? Elle était là, tout près de toi,
Et tu croyais bientôt qu’elle fût toi, une partie de toi,
La plus exquise, la plus chère. Et même tu ne savais plus
Qui était toi, qui était elle, les deux fondus en même argile,
Même délicatesse. – Et puis, soudain…
Ce corps nu, ce corps sans vie, qui se change lentement
En cadavre, en dépouille, que l’on va visiter
Comme une curiosité, parlant bas, marchant à petits pas.
Ah qu’ils sont insupportables ces visiteurs de la mort !
Et toi, par cette hideuse trouée dans le ventre
Tu voudrais t’écouler tout entier !
Plus tard vient le temps de la tristesse
Tu apprends à vivre contre le sort, contre toi-même ;
Tu es le même, et tu n’es plus le même ;
Quelque chose est changé à jamais
Tu es une mouture autour d’un trou
Pièce rapportée, mal invitée au banquet de la vie,
Tu n’as plus goût aux plaisirs de la vie
Pourtant
Une frêle pousse se glisse par le trou, veut grandir
Pousse et pousse de jour en jour.
Parfois tu éprouves de la honte
Tu te crois coupable d’oublier.
Certain matin un sourire apparaît sur ton visage
Tu penses à la morte, encore, tu souffres, tu gémis
Tu revis des instants délicieux
Mais lentement son visage se défait dans le souvenir
Comme un miroir qui s’ébrèche
Tu n’as plus envie de recoller les morceaux
Et les morceaux s’en vont par petits bouts…
Tout à la fin
Il reste un quelque chose d’indéfinissable
Une grande douceur amère et tendre,
Une tristesse longue et lente, mais sereine,
Elle colore étrangement la vie
La vie de l’âme, la vie du monde
Du sentiment de la caducité,
Et de la grâce : cela que tu as vécu
Cette joie, cet amour, ce don des dieux
Nul ne peut te le reprendre, et tel,
En dépit de la perte
Il restera ton bien le plus précieux.