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LE CHAOS PHILOSOPHE de Guy KARL
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22 septembre 2015

NON-PENSEE : Chapitre I

  

 

                                                                       CHAPITRE UN

 

                                                   LA  PROMENADE DU MELANCOLIQUE

 

 

 

                                                                           I

 

 

 Pourquoi tant de créateurs, poètes, philosophes, artistes, législateurs, sont-ils peu ou prou des mélancoliques ? La question n’est pas nouvelle et dès l’Antiquité elle fut posée dans le très remarquable Problème aristotélicien sur « L’homme de génie et la mélancolie », et traitée avec une certaine perspicacité. Depuis, les pathographies d’hommes illustres n’ont fait que complexifier la chose, avec, il est vrai une prédominance de l’explication psychologique, comme dans le cas de Nerval, d’Artaud, de Hölderin et bien d’autres. Je suivrai volontiers cette piste à mon tour, mais en y ajoutant d’autres perspectives de nature phylogénétique.

Qu’est ce qu’un écrivain ? C’est un homme qui se sent condamné à écrire, et qui vit cette condamnation comme un fatum personnel, avec des sentiments variables, allant de la désespérance résignée à la jubilation la plus folle. Amélie Nothomb déclare par exemple qu’il lui est impossible de vivre un seul jour sans écrire, et que, où qu’elle se trouve, elle s’aménagera toujours un espace et un temps, fût-ce à quatre heure du matin, pour se livrer à sa passion. Car il s’agit bien d’une passion au sens fort du terme, avec ses relents de souffrance et d’exaltation. Ce fait mérite interprétation. Il est en effet étrange que cohabitent de la sorte la plus extrême contrainte et la plus noble des libertés, dans une même et unique activité, qui somme toute n’est pas de nécessité vitale. Or tout se passe comme si c’était là une nécessité non seulement impérieuse, mais plus essentielle que toutes les autres. Pour un écrivain, écrire est aussi nécessaire que le pain qu’il mange et l’air qu’il respire. Je dirai volontiers que dans bien des cas il s’agit du besoin absolu de recréer sans cesse une peau psychique dont la solidité est infiniment vulnérable. L’écriture s’apparente à l’addiction, et en représente peut-être la forme noble. « Ecrire pour vivre » disent-ils souvent. Ou encore : « Ecrire pour ne pas devenir fou ». Ce qui dénote pour le moins une singulière inquiétude quant à l’équilibre personnel, comme si la faille existentielle menaçait à tout instant de laisser échapper les monstres inconscients qui vont emporter tout l’édifice. L’écrivain, comme le philosophe et l’artiste, vit dans un univers de symboles qui s’interposent entre lui et la réalité extérieure, la rendent tolérable, pensable, la mettent à distance, mais permettent aussi une sorte de saisie conforme au principe de réalité.. Nous sommes dans cet espace intermédiaire que Winnicott a remarquablement décrit comme étant à la fois subjectif et objectif, singulier et collectif, imaginaire et symbolique, espace du jeu, de la libre rêverie et de la création. Cet espace, ce monde intermédiaire, s’il est vraiment créatif et signifiant, aura pour résultat imprévu de séduire son créateur, bien sûr, mais aussi les spectateurs, les esthètes et parfois l’humanité entière, lorsque l’œuvre personnelle entre en résonance avec la sensibilité collective, au bon moment, et sous le juste rapport. Ce que Freud appelait la prime de plaisir qui s’attache à l’œuvre d’art.

 

Cette interprétation a le mérite de relativiser les constructions psychopathologiques qui s’efforcent d’expliquer les œuvres à partir de complexes personnels de l’artiste ( Van Gogh expliqué par des tendances psychotiques par exemple) et de ranger ces productions au rang de médiations symboliques, apparentées en somme aux fantaisies des hommes du commun. L’artiste n’est plus une exception, mais le représentant exemplaire d’une activité commune à tous, depuis l’enfant qui dessine jusqu’au vieillard qui fantasme en somnolant. L’espace intermédiaire est conçu de la sorte comme une nécessité psychologique universelle.

 

Nous voilà plutôt loin de la mélancolie. La spécificité de cette affection tient à la position particulière de l’objet, ou plutôt du non-objet dans l’inconscient. De quoi souffre le mélancolique ? D’être dépourvu du bon objet interne, qui pour toutes sortes de raisons  n’a pu se construire correctement. Dès lors il est habité d’un sentiment coercitif et rémanent de trou interne, de faille fondamentale. Comme le célèbre tonneau des Danaïdes, l’inconscient laisse couler interminablement le sang noir d’une plaie qui ne se referme jamais. L’objet est là, obsédant, et pourtant il n’est pas constitué comme tel. Il se manifeste comme une horrible chose perpétuellement menaçante, intrusive, persécutive, et pourtant, au sens propre, il n’existe pas, il n’a ni consistance, ni forme, ni structure. On ne peut rien bâtir sur lui. Ce n’est pas un fondement, tout au plus une caverne noire, un objet en négatif, une vacuole vide, une sorte de vagin troué vers le bas, fond sans fond. Ne dites pas qu’il n’est rien, puisqu’il agit comme un tourbillon, entraînant vers le fond, à la manière d’un trou noir, ou d’une obscure étoile d’antimatière. On ne peut le représenter, on ne peut le penser, si ce n’est en termes négatifs, comme doué d’une redoutable puissance d’attraction mortifère. Ne dites pas, comme Freud, que l’ombre de l’objet est retombé sur le Moi. Car ce n’est pas un objet, ce n’est pas une forme noire qui ferait de l’ombre, c’est une carence, non pas une inexistence, un néant, mais une présence en creux, une terrible force de destruction, une étoile aimantée, soleil noir si l’on veut, mais invisible et d’autant plus inexpugnable.

Dès lors la nécessité interne de la symbolisation va de soi. Point ne suffit de penser, ni de parler, il faut écrire pour donner un peu de consistance à la mince pellicule qui entoure et reteint la faille. Il n’est pas question de saisir la faille, de la décrire ou de la résorber par le verbe. Tout au plus peut-on tenter de la circonscrire, de constituer une sorte de peau de substitution, de renforcer les défenses, de perlaborer les maigres et sibyllines manifestations de l’inconscient, si toutefois il consent encore à se manifester. Car ce qui guette, c’est le péril absolu de l’asymbolie, le mutisme et le raidissement cadavérique dans la psychosomatose ou le suicide.

Bien sûr, il est des créateurs heureux. Bien sûr, il est exclu de généraliser. Simplement il faut tenir compte du fait qu’il existe des créateurs condamnés à la création, et qui révèlent par leur destin singulier une des composantes possibles de la psyché humaine. Ceux-là sont au plus près du mystère originel. Ils ont en quelque sorte un pied dans la tombe, non qu’ils soient déjà morts, mais de n’être nés qu’à moitié, et dès lors de témoigner mieux que d’autres de l’originaire qui est en chacun de nous, et qui est généralement inaccessible. En termes freudiens on dira qu’ils n’ont pu créer le refoulement originaire et qu’ils partagent leur difficile destin entre les hommes, les monstres et les dieux.

 

 

 

 

 

 

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