Le Chant des Origines, II, 1
CHANT DEUXIEME
1
ODE AUX HEUREUX
Qui dira la joie de vous connaître, Vous
Poètes de la vie lumineuse, et Vous
Penseurs d'abimes, plongeurs des îles mystérieuses
Que seuls les plus hardis ont osé aborder.
Qu'il est grand le plaisir de vous connaître, Vous
Les grands initiateurs, de marcher
Avec vous dans les sentes obscures, de chanter
La lumière arrachée aux voiles de l'oubli, de poursuivre
D'une infidèle fidélité
Le combat de la vérité.
La foule vous ignore, et le pouvoir vous hait.
Les clergés de toute nature vous abominent.
Les riches, les puissants se détournent.
Seuls vous honorent et vous prisent tous ceux
Dont le coeur généreux, l'esprit libre de crainte
L'âme naïve et belle, insensible aux honneurs, à la montre,
Cultivent la beauté selon l'esprit de vérité.
Tel, insensible aux sommations du prince, quitte
La cour et la ville pour un humble ermitage
Dans la montagne vide.
Il se nourrit d'herbe et de racines
Boit la rosée du matin,
Son esprit chevauche le vent et les cimes
Le soir, tendant sa coupe vers le ciel
Il dédie un poème à la lune.
La lune et lui, leur image dans l'eau
Dessinent la trinité divine
Où s'absorbe et se résume tout l'univers.
Tel autre, assis sur une brassée de feuilles
Evoque ses existences antérieures :
Jadis il fut humble bouvier, guerrier,
Garçon et fille tout ensemble,
Il parcourut le monde vaste du savoir
Il a connu l'amour, le désespoir d'amour
Il a vu que la soif, et l'aversion, et l'ignorance
Faisaient tourner le monde dans leurs serres
"Quittez ce monde, disait-il, cherchez en vous -même le vrai
Soyez à vous même votre propre lampe".
Quelques uns le suivirent, et lui, et eux,
Avec la vérité pour guide
Ont tracé le chemin de la délivrance.
Tel autre, en son jardin
Avec des amis chers, d'anciennes courtisanes,
Cultive la sagesse d'amitié,
Il compte des amis par milliers,
En Attique, et dans les îles, et en Asie
Son esprit souverain rayonne par le monde
Jamais ne s'éteindra.
Dans les siècles de barbarie
On peut bien oublier ce qu'ils furent, les Heureux,
Mais dans la cendre même couve le feu
Qui soudain se rallume, et soudain brille par le monde,
Et s'il ne sont qu'une poignée
Ceux qui s'enflamment du feu pur
Ce sont eux les meilleurs.