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LE CHAOS PHILOSOPHE de Guy KARL
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19 septembre 2015

NON-PENSEE - Chap III - de l'APHASIE 1 et 2

                                     

                                  DE  L’ APHASIE 

 

                                                        I

 

 

 L’aphasie pyrrhonienne n’a rien d’un mutisme pathologique, d’une parole entravée ou impossible. Diogène Laerce, là-dessus, est formel : nul n’était plus bavard à l’occasion, plus démonstratif, plus exubérant, plus redoutable dans la conversation que notre philosophe d’Elis. Ni plus retiré, plus sauvage et introuvable, imprévisible et fantasque. On le cherche partout, mais il est parti dans les bois pour y méditer tout à son aise. Le lendemain matin il réapparaît au marché pour y vendre ses cochons. Ou bien on le surprend dans son jardin à cultiver ses choux. Tantôt bavard jusqu’à plus soif, tantôt muet comme la statue d’Hadès en personne. Mais toujours et en tout lieu, et jusque dans ses diatribes et ses dialogues les plus envolés, il fait profession d’aphasie. Celle-ci n’est pas une attitude, un comportement, une manière d’être, une posture, mais une conviction philosophique fondamentale, laquelle peut s’exprimer de diverses manières, y compris par la gesticulation verbale. Comme pour Bouddha on peut dire de lui qu’en quarante ans il n’a rien enseigné. Et plus sûrement que pour Bouddha lui-même, on peut dire de lui qu’il n’a élaboré aucune doctrine, produit aucune théorie ni défendu un quelconque point de vue, hors la vivante exemplarité de sa vie. D’un certaine manière on ne peut comprendre sa vision que comme négation de toutes les visions philosophiques possibles, antithèse vivante et foudroyante de toutes les thèses et de toutes les théories. Pour les Anciens, Pyrrhon, comme Socrate, incarnait le type absolu du Sage. Mais contrairement à Socrate il n’enseignait ni n’admonestait, et pourtant, d’une certaine manière il ne cessait de parler, à moins d’estimer qu’il ne cessât de se taire, jusque dans le vif de sa parole.

Aphasie veut dire : non-parole. Comment interpréter cette étrange attitude qui fait sombrer le prestige du langage dans l’obstination décisive du silence ? Ne peut-il rien dire, ou veut-il rien dire ? Et quand il parle pourquoi affirmer qu’il ne dit rien ? N’est-ce pas là l’attitude d’un imbécile, ou d’un fou ? Excentricité d’un provocateur ?

 

On sait que Pyrrhon, au retour d’Asie, profondément impressionné par l’exemple des sages gymnosophistes, ces ermites « vêtus d’espace », a définitivement rompu avec toutes les croyances de son temps et de son peuple. Il a conquis la conviction que tout ce qui nous entoure est, au sens strict, incrédible. Déjà Démocrite avait expliqué qu’en dehors des atomes et du vide tout n’était que convention langagière, coutume, vision anthropologique. Nous plaquons sur le silence et l’in-différence des choses nos représentations passionnelles, nos affects, nos espoirs et nos frayeurs. Quant à ce qui est, nul n’en sait rien et n’en saura jamais

rien. Il faudra nous contenter à jamais des approximations de la science et des hypothèses théoriques. Le matérialisme démocritéen est simplement la théorie la moins absurde de toutes les théories possibles. Mais cela même est encore trop dire. « Les choses », simple appellation commode et sans risque, nous échappent si radicalement que parler d’atome et de vide, c’est encore trop dire, c’est encore une illusion de notre incorrigible entendement spéculatif. Que nos sens et notre raison sont limités, d’autres l’avaient depuis longtemps établi. L’engagement de Pyrrhon est bien plus radical. Conviction indéracinable : de nature, le réel, les choses comme il dit, sont inconnaissables, immaîtrisables, sans repère ni critère, bref à jamais en dehors de notre prise. Voilà qui rompt définitivement avec l’optimisme grec de la science, avec la solution socratique, avec la conviction que la vertu dépend de la connaissance. Ruine du « connais-toi toi-même » mais ruine tout aussi bien du projet démocritéen de la physique universelle. Bref, la connaissance est impossible, le savoir un leurre, la vérité une fiction.

 

Je ne peux rien dire parce que les mots sont vides. Certes ils ont un usage social, purement conventionnel, une utilité sociale, ou culturelle. Certes ils façonnent les identités et les communautés. Mais cela n’est que le règne général de la convention. Le langage est un lien social, rien de plus. Il ne dit strictement rien quant à « la chose ». Entre les mots et les choses aucune continuité d’essence, mais l’arbitraire de la convention horizontale des sujets parlants. Au sens strict, ils ne parlent jamais que d’eux-mêmes, tout en croyant saisir les choses dans les filets du langage. Que reste t-il du concept socratique, de l’idée platonicienne, de la prénotion épicurienne ? Tout ce cliquetis sonore rejoint la plainte des vents dans les arbres, le chant des oiseaux, le babillage de l’universelle « inanité sonore ».

 

Je ne dis rien parce que je ne peux rien dire. Au moins je sais que je ne dis rien. Aussi puis-je vouloir ne rien dire. Mais aussi bien parler d’abondance. Quelle importance, que je dise que la neige est blanche, ou qu’elle est noire, comme le soutenait vaillamment un Sophiste, arguant que formée d’eau noire la neige est nécessairement noire. Je puis tout aussi bien dire qu’elle tantôt noire, ou blanche,  violette, pourpre ou jaune, ou caca d’oie ! Voilà qui n’engage à rien puisque nul ne sait ce qu’est la neige, et encore moins la couleur, ni même s’il existe quelque chose qu’on pourrait appeler « couleur ». Bref , on ne parle jamais de rien en parlant, sauf que l’on croit dire quelque chose, pour le besoin ou le plaisir de communiquer avec quelqu’un.

Pyrrhon décide de ne rien dire. Entendons, dire rien sur ce qu’il en est des choses. Tout au plus sera-t-il permis de livrer une impression : j’ai la sensation du froid, de l ‘agréable, ou de l’humide. Cela n’engage à rien, et puis cela fera plaisir à tel ou tel. Mais, stricto sensu, je ne dis rien de rien. Je n’affirme ni je ne nie. Je ne m’abstiens pas, comme on le croit généralement des sceptiques : je déconstruis tout langage, je le fais exploser dans la vacuité du dire, dans l’inanité de toute proposition, dans l’insignifiance radicale des choses. Justesse indépassable de l’aphasie.                                                                                                                             

Mais alors dira t-on : pourquoi Pyrrhon prend-il encore la peine de parler si au sens strict toute parole est vaine, tout discours déplacé ? Pour ce qui est du rapport du mot à la chose, cette politique est indépassable, et sans recours. Reste l’autre axe du langage. Certes je ne parle de rien mais je parle à quelqu’un. Et celui-là peut fort bien s’imaginer que je lui parle de quelque chose, de vin, de sport, de femmes ou de politique. Nous sommes donc, lui et moi, dans une position asymétrique. Je sais que je ne dis rien, tout en lui parlent, alors que lui, en me parlant, croit parler de quelque chose. J’ai donc un pas d’avance sur lui. Dès lors deux possibilités s’offrent à moi. Mon partenaire est obtus, endoctriné par quelque idéologie, enferré dans ses certitudes. Pourquoi dès lors batailler avec lui ? Laissons-le se fracasser sur le mur du réel. Peut-être cette expérience lui ouvrira-t-elle les yeux. Alors il vaudra la peine de parler avec lui. Il suffira de quelques mots pour le ranger à l’évidence. Il s’abstiendra dorénavant de délirer en public. Pure affaire de tactique. Le pyrrhonien ne cherche pas à faire des disciples. Mais il a une vocation thérapeutique négative. Son projet altruiste est d’aider celui qui est désireux de changer. Les autres l’indiffèrent. Mais rencontre t-il un homme apte à faire le grand saut, il lui viendra en aide, de sa manière paradoxale et violente. Il pourra lui parler peut-être, mais aussi bien le laisser couler au fond d’un puits. On connaît l’épisode célèbre. Anaxagore se noyait dans une rivière et poussait force cris de détresse. Pyrrhon, passant par là, le regarde impassible, et poursuit paisiblement sa promenade, sans se retourner. Anaxarque, ayant fini par se tirer de ce mauvais pas, court rattraper Pyrrhon, et l’ayant rejoint, le congratule chaleureusement pour sa belle indifférence philosophique ! Impitoyable générosité du sage ! On pense invinciblement à ces maîtres Zen invectivant et bastonnant leur disciple. Nous autres modernes, nous ne pensons qu’à démontrer, enseigner, endoctriner, gloser et nous entregloser.  Nous sommes les esclaves du discours. Le silence nous effraie. Le bruit nous rassure et nous étouffe. Le sens subtil de l’aphasie, ses paradoxes et ses effets, nous les avons depuis longtemps scotomisés. Il est urgent d’y revenir.

 

 

                                                                   II

 

S’il est aisé de ne rien dire, il est quasi impossible de dire rien, ou le rien. Dire c’est forcément faire advenir une représentation mentale, là où, précisément toute représentation est de trop, là où il importe de faire un trou décisif dans la représentation. Appelons « réalité » cet espace plus ou moins commun de la représentation ordinaire, telle qu’elle est balisée par le langage, les images, les conventions culturelles, les usages et les mœurs. Même la science, pourtant largement en rupture avec les représentations communes, et désireuse de créer un langage exact, rigoureusement transmissible et définissable ne saurait sortir de ce cercle –cercle des savants informés- mais cercle langagier tout de même, et cela par définition. La science se contente d’opposer un langage épuré et opératoire au langage du vulgaire, ce qui ne fait en somme que redoubler l’univers de la représentation. A l’univers commun se surajoute un second univers, ordonné, rationnel et efficace, formé de propositions plus ou moins vérifiables qui présente un ensemble globalement sensé. Rien ne s’oppose à un développement indéfini de ces connaissances scientifiques, mais je ne vois pas en quoi ces connaissances changent quoi que ce soit à notre situation. Nous sommes toujours encore dans la représentation. Disons que notre vision de la réalité se relativise, s’approfondit, se nuance, se complexifie, ce dont témoigne abondamment l’histoire des sciences. Les sceptiques eux-mêmes, à ma connaissance, n’avaient rien à objecter au progrès scientifique, lequel ne dément en rien leur position fondamentale sur la connaissance. L’élargissement, l’approfondissement des savoirs ne renverse pas notre condition, et ne fait pas de nous des surhommes, ni des dieux. Elles augmentent surtout nos responsabilités. En un mot, la réalité c’est l’univers de la représentation, qu’elle soit commune, scientifique ou idéologique. Dans l’esprit pyrrhonien radical je dirai que toute représentation, sans exception, est foncièrement idéologique, et qu’en un sens très précis on peut établir une équivalence absolue entre réalité et idéologie.

Un pas de plus : on pourrait être tenté, suite aux termes de Freud et de Jung, d’opposer la « réalité » commune, ou matérielle, à la « réalité psychique », celle que Freud préférait qualifier de Wirklichkeit (effectivité) pour la distinguer de la Realität (réalité extérieure). « Prenez vos désirs pour des réalités » disions-nous en Mai 68. L’opposition est justifiée pour distinguer les faits externes, objectifs et constatables des phénomènes psychiques internes, désirs, fantasmes, appréhensions, émotions etc. Mais c’est toujours de la représentation : un théâtre antique dirait Deleuze, celui de la psychanalyse qui associe, interprète, glose indéfiniment et remanie la représentation originale au bénéfice d’une autre, supposée guérir ! Pour nous, pyrrhoniens de la souche originelle, cette distinction ne vaut que dans son propre champ, comme tout à l’heure pour la science, et ne modifie rien quant à l’essentiel. Où commence et finit la réalité extérieure ? Comment pourrez-vous décanter la dite réalité intérieure sans référence à l’autre ? En fait l’idéologie, qu’elle soit sociale ou psychologique, construit ces réalités en les mêlant inextricablement, comme elle relie les hommes entre eux. Aussi, fort légitimement, nous disons que parler de la réalité ou de l’idéologie, c’est au sens propre ne parler de rien.

 

Pyrrhon refuse d’ajouter à la confusion ambiante une autre confusion, réputée savante, et qui ne fait qu’embrouiller des représentations déjà saturées. Ne rien dire. Ne pas faire croître la désolation. Se détourner du cirque social. Mais comme il faut bien vivre, vivons, mais alors dans la belle indifférence de celui qui sait la vanité de nos appétits et de nos discours.

Mais alors, dire le rien, qu’est ce à dire ? Au sens radical c’est impossible, puisque parler c’est recréer, ou créer, de la représentation. Comment déjouer le piège de l’idéologie, si tout discours est idéologie, vent et poursuite du vent ? Quel est ce prétendu « rien » dont il faudrait faire sentir la paradoxale présence ?

 

Il faut poser un trou dans la représentation. Poser cette étrange aporie que « quelque chose » puisse exister sans être saisi dans les filets de la représentation. Quelque chose, donc, qui en existant, ne peut être ni « vu », ni « contemplé », ni représenté, ni conceptualisé, ni figuré en aucune manière. Et qui pour autant ne réveille pas les catégories obsolètes et idéologiques de la religion ou de la transcendance. Ni dieu ni diable. Quelque chose de parfaitement réel, sans tomber pour autant dans le champ de la représentation. Présentation pure si l’on veut, sans ce redoublement catastrophique de l’image, de l’idée ou de la théorie. Apparition sans doublure, sans cause métaphysique, sans finalité interne ou externe, pure phénoménalité d’un apparaître qui ne renvoie à rien, ne signifie rien, ne présentifie aucune force occulte, aucun vouloir diabolique ou divin, aucune destination ni intention. Une fleur apparaît, elle rayonne, elle fane, elle disparaît. La pluie tombe, la foudre zèbre l’acier du ciel, un arc de lumière s’élève au dessus du déluge. Un homme allongé soupire, il a soif, il tend sa main vers le gobelet de plastique, il râle, le bras retombe, l’homme est mort. Un instant inconcevable sépare le vivant de la dépouille. Pourtant il s’est bien passé « quelque chose », et de ce quelque chose il n’y a rien à dire. On jactera indéfiniment sur le mourir et la mort, mais que dit-on, qui ne soit d’une vaine et fatale obscénité ? Se taire serait plus digne, mais nous ne pouvons nous empêcher de .parler, ne serait-ce que pour évacuer l’angoisse.

On ne peut dire le rien de la mort. On ne peut même pas penser la mort sans y mêler les représentations ridicules des vivants. On ne peut s’empêcher de recoudre le voile de la Grande Maya, pour annuler l’instant de l’effraction définitive. On bouche, on replâtre, on tisse et retisse, infatigables Pénélopes de l’espérance et de la dénégation. Mais précisément quelque chose a eu lieu, hors langage, hors représentation, et d’une effroyable, d’une irrécusable efficacité. En un mot comme en mille nous parlons pour oblitérer le mourir.

 

Mais quoi de plus réel que ceci ? Et quoi de plus réel que le surgissement d’une « chose », de n’importe quelle « chose » dans le monde. Il n’y avait rien, et maintenant il y a quelque chose. Je puis à présent me « représenter » tant que je veux ce quelque chose. Mais avant qu’il ne fût, il n’était pas, comme dirait Monsieur de La Palisse. Comment ne pas évoquer ces tombes épicuriennes gravées d’un « N F – F – N S – N C » : « Je ne fus, je fus, je ne suis, peu m’importe ». Dans l’épicurisme aussi on trouve cette dignité, cette retenue qui font le vrai philosophe.

 

Nous ne pouvons dire le trou, ni le passage, ni le naître, ni le mourir. Indigne celui qui prétend connaître et dire. Interdisons-nous cette absurdité. Tout au plus peut-on faire signe vers, ouvrir dans la parole même une béance qui suspend le jugement, ou le conteste du dedans, ou l’annihile dans le temps même de son énonciation. C’est le paradoxe de l’aphasie pyrrhonienne : la parole ne peut qu’être ironique, auto-ironique, auto-destructrice. Je parle pour me taire, ou pour mener l’autre à l’évidence du taire, et tout ce que je dis ne vaut qu’à se décomposer dans l’aporie. L’indifférence n’est pas le dernier mot du pyrrhonisme. C’est l’attitude la moins fausse possible, avant celle, intenable mais juste, de la « non-posture » d’une parole qui s’autodétruit en s’énonçant, qui s’énonce en s’autodétruisant.

On ne comprend rien à Pyrrhon si l’on n’accède pas à cette ascèse de l’impossible nécessaire. Il est impossible de dire le rien, mais il n’est rien de plus nécessaire. Aussi pourquoi pas, à l’occasion, le coup de bâton, le ricanement, la simulation, l’extravagance et la provocation. Et si vraiment les hommes sont inéducables, rabattons-nous sur les gorets. Peut-être apprécieront-ils davantage l’avoine de la véritable métaphilosophie.

 

 

                                                        III

 

 

 

 

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